Dans une économie largement informelle et corrompue, l’établissement de la famille Rawji a réussi en quinze ans à s’imposer comme la première banque de la RDC.
Situé au cœur du centre-ville de Kinshasa, le siège de la Rawbank est un immeuble blanc et fleuri, niché entre les tours qui s’alignent sur le boulevard du 30-Juin. Le pouvoir économique de la République démocratique du Congo (RDC) se concentre sur cette avenue centrale, une sorte de City improvisée où miséreux et millionnaires mènent leurs affaires de manière impitoyable, le plus souvent en cash. Chaque matin, l’impeccable BMW noire de Thierry Taeymans descend de sa villa de Mont-Fleury, un quartier huppé sur les hauteurs de la ville. Le directeur général de Rawbank, créée en 2002, rejoint son bureau climatisé où il tente d’être « le meilleur et le plus rigoureux », dit-il, tout en « cherchant les clients jusqu’au bout ».
Une gageure qui vaut devise pour cet homme en jean et tee-shirt un jour, costume bleu nuit à mouchoir en tissu le lendemain. Mais aussi un défi pour la première banque de ce pays gigantesque, à l’économie largement informelle et au faible taux de pénétration bancaire (6 % en 2015). Peu de banquiers s’aventurent en RDC, où avoir une garantie relève du chemin de croix. « Je suis un rêveur », répète le financier né en 1957 à Waterloo (Belgique), crâne rasé et voix éraillée.
« Ouvrir une banque en RDC était une nécessité et une opportunité. Au début, il n’y avait qu’un seul couloir, avec le coffre au fond. Nous avons commencé petits, alors il a fallu impressionner », se souvient Mustafa Rawji.
Le jeune homme fut nommé dès 2002 directeur adjoint par son oncle, Mazhar Rawji, patriarche de la famille originaire de la région diamantifère du Gujarat, en Inde. Avec quatre-vingts agences et un bilan de plus de 1 milliard de dollars, la Rawbank, qui fête cette année ses 15 ans, est la vitrine d’un empire dont une partie des revenus sont injectés dans des circuits financiers complexes, de Kinshasa à Dubaï en passant par Jersey, via le Panama.
« Une époque de cow-boy »
La saga Rawji commence il y a cent ans, lorsque Merali Rawji s’installe à Kindu, puis Kalemie (ex-Albertville) et Kisangani (ex-Stanleyville), à l’est du Congo belge, portes d’entrée de l’immigration indienne et swahiliphone. La famille, enrichie par le café et le cacao, se lance dans le commerce. En 1966, elle rachète Beltexco, un important distributeur de biens de consommation. Les cinq frères qui dirigeront la Rawbank de manière collégiale grandissent à Kisangani avant d’étudier en Belgique, en Grande-Bretagne et en Suisse. A la fin des années 1990, la guerre ravage la RDC mais les Rawji restent. La famille s’installe à Kinshasa, où elle se développe en acquérant l’entreprise de produits cosmétiques Marsavco auprès d’Unilever, de même que ses biens immobiliers.
La Rawbank naît au moment où devient président de la RDC Joseph Kabila,jeune homme qui succède à son père assassiné en 2001. Le pays émerge à peine de l’ex-Zaïre, qui ne connaissait ni code swift (numéro d’identification internationale d’une banque) ni crédit, encore moins contrôles ou règlements éthiques. Le secteur banquier en est alors à ses balbutiements, dans un contexte chaotique mais prometteur.
« Ils se sont professionnalisés avant leurs concurrents avec de vrais audits pour devenir la seule banque congolaise notée par Moody’s »
« C’était une époque de cow-boy, les règles du jeu étaient souples, tout était possible dans un pays qui connaissait une croissance de près de 10 % », raconte Michel Losembe, président de l’Association congolaise des banques de 2008 à 2016. Mazhar Rawji débauche Thierry Taeymans, ancien de la BCDC (la Banque commerciale du Congo), du puissant entrepreneur belge George Forrest et de la Belgolaise, banque belge, filiale de Fortis, démantelée en 2005 après la mise au jour d’un grand nombre de transactions douteuses. La famille s’essaie à la banque non sans difficultés, « notamment pour passer de commerçants à banquiers et pour changer leur rapport à l’économie informelle, dit un témoin de cette époque. Ils se sont professionnalisés avant leurs concurrents avec de vrais audits pour devenir la seule banque congolaise notée par Moody’s ».
Volatilité monétaire
Quinze ans plus tard, Joseph Kabila s’accroche à la tête de l’Etat. Le secteur bancaire compte dix-huit établissements présents, dont quelques multinationales – mais reste dominé par de grandes familles étrangères. Les Rawji et leur Rawbank ont sans doute le mieux supporté la volatilité monétaire, les incertitudes politiques et les crises économiques. La tâche est rude dans une économie à deux monnaies qui creusent leur écart (dollar et franc congolais) et où le manque de devises est un peu plus criant chaque jour. Les dépôts et les créances des banques se font en dollars, tandis que les réserves obligatoires déposées à la banque centrale sont en francs congolais, monnaie qui a perdu 30 % de sa valeur ces derniers mois. « Les Etats-Unis sont un peu la banque centrale du Congo », s’amuse Mustafa Rawji.
En 2016, la Rawbank est parvenue à reconstituer ses fonds propres en francs congolais, en puisant dans ses fonds courants. Une démonstration de sa solidité, veulent croire les analystes. Car, cette même année, la BIAC (Banque internationale pour l’Afrique au Congo) a frôlé la faillite, rappelant la grande fragilité du secteur bancaire congolais, miné par des actifs toxiques estimés à 800 millions de dollars (711 millions d’euros) sur 2 milliards de crédits en portefeuille, et fortement dépendant de l’Etat et de l’élite au pouvoir.
La famille Rawji citée dans les « Panama papers »
La Rawbank, elle, s’implante chaque année dans les zones les plus enclavées de la RDC, quitte à apporter ses propres panneaux solaires et à placer, par prudence, du personnel indien dans chaque agence. La banque compte parmi ses clients les grands noms de l’économie congolaise, de la téléphonie mobile (Orange, Vodacom) aux industriels miniers. La bancarisation récente des fonctionnaires lui a fait gagner plusieurs dizaines de milliers de clients.
L’établissement vise une ouverture régionale à Brazzaville d’ici trois ans et une entrée en Bourse. En attendant, la Rawbank s’apprête à pénétrer le marché naissant des assurances. Son secret ? « Des fonds propres », martèle Mustafa Rawji. « Une gestion rigoureuse. Nous sommes une banque universelle, à l’européenne », ajoute Thierry Taeymans.
Côté gestion, les Rawji font preuve de discrétion. Une partie de leurs affaires en RDC sont menées à travers des structures financières domiciliées dans des paradis fiscaux. Le Rawji Property Fund LP, établi à Dubaï, est dirigé par Mazhar et Mustafa Rawji pour faciliter leurs investissements tous azimuts via un agent de transfert enregistré aux îles Caïmans. La famille Rawji, comme plusieurs autres opérateurs économiques congolais, dont la sœur jumelle du chef de l’Etat, apparaît dans les « Panama papers ». Depuis le quartier huppé de Mont-Fleury, les Rawji figurent comme actionnaires d’une société domiciliée à Jersey, par l’intermédiaire du cabinet d’avocats panaméen spécialiste de l’offshore Mossack Fonseca.
« Cela concerne Rawji, pas la Rawbank », rétorque un communicant de l’établissement, celui-ci étant détenu par une holding familiale établie au Luxembourg puis, depuis 2015, à Maurice – Etats réputés pour leur opacité financière.
Sanctions américaines et européennes
La Rawbank a été dans le viseur des autorités américaines, qui surveillent de près les transactions en dollar effectuées à Kinshasa, place financière un temps prisée par le Hezbollah. Soupçonnée d’importation frauduleuse de dollars, elle a été mise hors de cause. « La majorité des entreprises et administrations publiques ont un compte à la Rawbank, ce qui lui permet de disposer de liquidités », dit un connaisseur du système bancaire congolais, qui requiert l’anonymat. La banque compte aussi sur des riches opérateurs miniers, dont la traçabilité est délicate.
La Société générale a, selon nos informations, suspendu le compte en dollars de la Rawbank début juin
Autant de raisons qui ont provoqué un bref gel des comptes Rawbank chez son correspondant en Belgique au milieu de son ascension. Aujourd’hui, ce sont les comptes de responsables politiques et militaires du régime, ciblés par des sanctions américaines en 2016 puis européennes en mai, qui ont dû être clôturés. Et la Société générale a, selon nos informations, suspendu le compte en dollars de la Rawbank début juin. Contactée, la banque française n’a pas souhaité réagir.
« Comment prospérer de manière “clean” dans une économie aussi corrompue ?, feint de s’interroger un grand opérateur économique de Kinshasa. La Rawbank a atteint une telle masse critique qu’elle a pu passer au business propre sur un tas de capitaux sales. »
L’histoire de la Rawbank est étroitement liée à celle du Zaïre devenu RDC. Son avenir pourrait bien se jouer en dehors de ce pays qu’elle estime avoir conquis.