Petit Pierre est le dernier de survivants du groupe de musiciens qui étaient allés agrémenter la Table ronde de Bruxelles en janvier 1960 pour l’accession de la République démocratique du Congo. Il relate les circonstances de la composition de ce groupe et les différentes péripéties de leur odyssée et fustige le manque d’intérêts des dirigeants à son endroit et à celui des héritiers de ses collègues disparus. La chanson ‘’indépendance cha cha, dont il est l’un des interprètes est devenue l’hymne des indépendances des pays africains.
1. Pouvez-vous vous présenter ?
Je me nomme Diantula Bobina Pierre Elengesa et suis né à Kinshasa, le 14 août 1941.
2. Vous êtes plus connu pour avoir fait partie de la délégation des musiciens qui étaient allés agrémenter la Table ronde de Bruxelles. Comment ça s’est-il passé ?
C’est par la grâce de Dieu et j’étais moi-même étonné car je n’étais pas plus doué que d’autres musiciens mais le choix était tombé sur moi. D’autre part, parmi les grands, j’étais comme un garçon de courses et un enfant docile, je crois c’est ce qui avait prévalu.
3. Comment êtes-vous arrivé dans l’orchestre African Jazz ?
Depuis ma tendre enfance, je suivais cet orchestre à cause de mon beau frère Roger Izeidi, qui en faisait partie et dont la sœur était l’épouse de mon grand frère Balondo. Je n’étais pas un membre effectif de l’orchestre et j’étais considéré comme un apprenti ; je m’exerçais à la guitare et aux percussions. De temps en temps, je jouais des concerts entiers à l’absence de Depuissant qui était le percussionniste du groupe.
4. Du remplaçant tu te retrouves à la Table ronde de Bruxelles, ça s’est passé comment ?
A l’occasion de la tenue de la Table ronde de Bruxelles, Thomas Kanza avait envoyé une invitation pour constituer une équipe qui irait agrémenter cette rencontre et elle devait se constituer des musiciens de deux orchestres : African Jazz et Ok Jazz. Grand Kalle était chargé de composer l’équipe mais certains musiciens avaient posé des conditions pour y participer et Franco, de son côté, avait décliné l’offre refusant d’être sous le commandement de Grand Kalle. Ce dernier avait pu convaincre Vicky Longomba et Brazzos, tous deux sociétaires de l’Ok Jazz, d’intégrer le groupe à côté des musiciens de l’African Jazz tels que Docteur Nico, Déchaud Mwamba et Roger Izeidi et lui-même Grand Kalle. L’équipe constituée et il manquait un percussionniste ; Déchaud Mwamba va proposer mon nom et Brazzos va appuyer sa proposition. C’est comme ça que je me suis retrouvé dans le groupe qui a agrémenté la Table ronde.
5. Il s’était posé un problème en ce qui vous concerne, lequel ?
Comme j’étais encore mineur, j’avais 17 ans, il fallait que mes parents donnent leur accord et on avait invité mon père pour ce faire. Comme il ne savait pas lire, c’est mon grand frère Hengs qui avait signé à sa place.
6. Qui vous avait invités ?
Ce n’étaient ni le gouvernement belge ni les autorités congolaises parce qu’à l’époque nous n’étions pas indépendants, c’est plutôt Thomas Kanza qui était l’initiateur et il avait également pris en charge les billets d’avions, les frais de séjour et de nos prestations. Thomas Kanza travaillait à l’époque au Marché commun européen et il tenait à Kinshasa avec son frère Philippe un journal dénommé Le Congo.
7. Une fois sur place, comment se passaient vos prestations ?
C’est durant les pauses et les moments de détentes que nous jouions pour leur permettre de se défouler.
8. Vous vous êtes limités à jouer lors de la Table ronde ?
Pas du tout, en Belgique, nous avions joué au Palais de Laeken sur invitation du Roi Baudouin et également à Liège et Anvers ; tandis qu’en France, nous avions joué à Nice et à Marseille. Nous sommes restés 3 mois en Europe tandis que le reste de la délégation avait rejoint le pays.
9. Et la fameuse chanson indépendance cha cha, dans quelle circonstance elle a été composée ?
Thomas Kanza s’était pointé là où on logeait avec un bout de feuille contenant les noms de nos politiciens et l’a remis à Grand Kalle en lui disant que c’est demain que les politiciens signeront le document qui accordera au pays son indépendance, qu’il compose un morceau pour immortaliser l’événement. Grand Kalle avait commencé à fredonner seul le texte de la chanson et ensuite chaque musicien l’accompagnait avec son instrument ou en chœur. C’est comme ça que cette chanson a été composée et c’est une composition de Grand Kalle et non d’une autre personne comme certains laissent entendre.
10. On vous voit dans une photo avec Brazzos en train de signer un document, de quoi s’agit-il ?
Il est en train de signer le livre d’or de notre indépendance et à côté des politiciens, nous les musiciens, faisant partie de la délégation, avions aussi signé ce livre d’or. Lorsque les gens disent que Justin Bomboko avait signé ce livre d’or, c’est faux car il n’avait pas participé à la Table ronde puisqu’il était encore étudiant.
11. Près de 60 ans après, peut-on connaitre les avantages que vous aviez pu bénéficier?
Excepté les droits qu’on nous payait lors de nos prestations en Europe, nous n’avions rien bénéficié et même le carnaval qu’on devait nous organiser à travers les provinces n’ait jamais eu lieu. Pire encore, on décore les musiciens et on nous oublie comme si nous n’avions rien fait pour ce pays. Je reconnais que nous avions été reçu par le général Kalume lors des festivités du cinquantenaire de l’indépendance, à part ça rien. Pour votre information, lors de la proclamation de l’indépendance, le Roi Baudouin et le président Kasa Vubu avaient été accueillis par la chanson indépendance cha cha que nous avions joué car le 30 juin on n’avait pas encore d’hymne national, cette chanson a servi d’hymne national.
12. Percevez-vous des droits car la chanson indépendance cha cha se joue à la radio à chaque fête des indépendances des pays africains ?
Nous ne percevons rien et on a écrit aux différents ministres pour aller déclarer nos droits en Europe mais c’est resté lettre morte jusqu’à présent. Aujourd’hui je suis resté le seul car le Vieux Brazzos vient de nous quitter et s’il y a quelque chose pour ceux qui ont honoré le pays, je me chargerai d’apporter la part de ceux qui nous ont quittés à leurs enfants.
13. Quel est votre souhait ?
Que la République nous honore de notre vivant comme nous aussi avions honoré notre pays en accompagnant nos politiciens lors de la Table ronde qui a abouti à la proclamation de notre indépendance. Qu’on nous aide également à recouvrer nos droits car l’œuvre que nous avions interprétée est devenue l’hymne des indépendances de pays africains et les géniteurs de cette œuvre doivent être honorés à juste titre.
Herman BANGI BAYO