Kinshasa, 1960. Nous sommes en début d’année. La Table ronde belgo-congolaise se préparent. Les délégués sont désignés par provinces. Un vent de changement souffle sur le pays.
Un homme d’une vingtaine d’années se promène au centre-ville, dans le quartier des Européens. Une jeune fille belge sort des cours et cherche des yeux la voiture de son père. Elle a quinze ans, seize ou peut-être dix-sept. Le Congolais la croise et lui dit « à l’indépendance, je t’épouse ». Elle en parle à son père. Quelques semaines plus tard, avant la fin de l’année scolaire, avant le 30 juin où tout basculera, elle est rapatriée en Belgique. Un avion entier d’adolescentes décolle dans un vol spécial pour Zaventem.
Bruxelles, juin 2020. Je m’arrête de lire. Scotché, paralysé comme un lion pris dans un phare. Je pense à l’auteur de cette phrase. Je ressens sa douleur, toute sa frustration. Une volonté de s’affranchir. Se servir du mariage comme tremplin social, être enfin respecté. Prétendre à l’égalité matrimoniale : l’ultime liberté à conquérir.
J’ai des sentiments contrastés qui se bousculent. Cette demande en mariage teintée d’espoir et de désespoir suscite une révolte en moi et, en même temps, me fait sourire tellement elle est naïve. Non ! L’indépendance ne sert pas à ça. Elle ne dispense pas de faire l’effort qui accompagne toute conquête. Le jeune homme n’avait rien compris. Il aurait pu dire ceci : « A l’indépendance, je ferais de bonnes études. Certaines disciplines universitaires seront enfin accessibles aux Africains. Pendant ce temps, tu seras devenue majeure. Une fois bien formé, je t’inviterai à prendre un verre. Tu tomberas sous le charme de mon érudition. Tu seras sensible à ma poésie. Mon humour te fera mourir de rire. Et comme tu ne voudras plus me quitter, nous ferons un bout de chemin ensemble. Et cela, personne ne pourra nous l’interdire ».
Mais qu’est-ce qu’elle est longue cette tirade ! Le père aurait eu de temps de s’interposer. Le jeune Congolais avait peut-être raison d’être bref : « A l’indépendance, je t’épouse ».
Alain Bomboko