NORD ET SUD-KIVU : LA HAINE
(Wina Lokondo)
8/12/2019
Au moment où se tenait la Conférence de Berlin en 1885, il n’y avait pas un Belge de peau noire. Aujourd’hui, la nation belge est multicolore. Elle a en son sein des milliers de citoyens d’origines diverses, notamment congolaise. Beaucoup de ces « nouveaux » belges sont arrivés illégalement dans le Royaume, sans visa d’entrée dûment établi. Infraction qui conforte les thèses des racistes belges qui ne cessent de demander leur renvoi dans « leurs » pays, au besoin par force, comme s’y sont récemment pris, avec une meurtrière violence, des bandes de chauvins sud-africains aux idées attardées qui ont estimé devoir « nettoyer » leur pays de « profiteuses et encombrantes gens » – y compris des Noirs africains – venus d’ailleurs !
Malgré leur entrée frauduleuse sur le territoire, l’Office belge des étrangers a souvent fini, sur base de quelques facteurs et raisons, particulièrement humanitaires, par octroyer aux migrants illégaux congolais des titres de séjour qui leur permettent de vivre (éternellement) en Belgique et de bénéficier des droits sociaux qui y sont liés. Nombreux ont par la suite acquis la nationalité belge qui leur donne le droit d’exercer diverses activités et d’occuper toute fonction publique. Quelques-uns, nés en dehors du royaume où ils sont arrivés… adultes, sont devenus ministres, sénateurs, députés fédéraux et provinciaux, conseillers municipaux.
Ceci est la conséquence de la mondialisation partie, les siècles passés, de voyages commerciaux et des conquêtes coloniales qui ont permis la rencontre des peuples et des cultures, amplifiée par la science qui permet aujourd’hui une facile et rapide circulation des personnes et des idées à travers la planète. Aucune nation ne restera, les décennies et siècles à venir, monocolore.
Mais, ciel !, pourquoi cette éternelle question de la nationalité des Tutsis en RDC qui empoisonne la vie nationale depuis des décennies ? Ne doit-il jamais y avoir des Congolais d’origine belge, chinoise, zimbabwéenne, libanaise, mauritanienne, pakistanaise ou rwandaise ? Serait-il écrit qu’un nilotique ne peut et ne doit, ad vitam aeternam, aspirer à devenir Congolais ? Y a-t-il de la cohérence, de la part de certains Congolais, à dénoncer le racisme anti-Noirs en Europe, à conspuer Le Pen et ses « répugnantes » idées et à se lancer en même temps dans un discours xénophobe chez eux au Congo, à y faire, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, du lepenisme en le justifiant par toutes sortes d’ignominieux et anachroniques arguments, en recourant aux habituelles rhétoriques et stratégies de l’opprobre collective, habituellement utilisées par les génocidaires que le monde a connus, qui peignent en noir des groupes humains qu’ils présentent comme des dangereux êtres à exterminer (les Nazis stigmatisèrent les Juifs, à travers une efficace propagande, eux les « meurtriers du Christ, espiègles, amoureux de l’argent et malhonnêtes commerçants, personnes dangereuses, envahissantes et de nature dominatrice,… »), en exhumant des cartes ethnographiques centenaires qui auraient définitivement fixé chaque individu dans un lieu précis – on finirait par le croire – et interdit, jusqu’à la fin des temps, tout mouvement migratoire vers l’intérieur du territoire congolais, « interdiction » qui préserve la pureté des peuples bantous du Congo ?
Ce dernier serait-il aujourd’hui devenu un pays d’aveuglés et haineux xénophobes, d’esprits décalés, réfractaires à la dynamique et aux réalités du monde moderne ? Il est ici l’occasion de dire en des mots clairs, sans fioritures, que l’ambiante aversion – de la part d’un nombre grandissant de nos compatriotes – et les discours globalisant contre les Tutsis, dits « assassins, malicieux, douteux et infidèles citoyens congolais, accapareurs des terres des « autres » Congolais qu’ils occupent indûment, gens venus du Rwanda, leur pays qu’ils doivent regagner tous », sont sans issue et finiront par leur donner le « statut international » de peuple en danger d’extermination – s’ils ne l’ont pas déjà obtenu depuis les monstruosités commises contre eux par les Hutus en 1994 – qu’il faut protéger et soutenir à tout prix et de diverses façons. Ce qui amènerait la « communauté internationale » à écouter leurs pleurs et à les aider. En leur permettant notamment de se défendre eux-mêmes par un soutien en armes et en argent qu’un d’eux, Paul Kagame, continuerait à leur apporter de manière directe ou par le truchement de leurs « alliés » congolais.
En refusant de les accepter comme voisins de village ou de quartier, l’idée de créer pour eux un « espace vital » où l’on pourrait les « parquer » sur le territoire congolais pourrait davantage trotter dans les têtes de certaines personnes à travers le monde. Inacceptable balkanisation du pays qu’aucun Congolais ne peut évidemment pas agréer – le rédacteur de ces lignes s’y opposerait de toute son énergie de citoyen jaloux de l’intégrité du territoire de son pays – et qu’il serait hasardeux d’envisager par quiconque. Mais, est-il humainement acceptable et matériellement réaliste, à moins de recourir à une violence inouïe, aveugle – et donc génocidaire -, de penser renvoyer au Rwanda tous les Tutsis – et, en passant, pourquoi pas aussi tous les Hutus – qui sont nés au Congo et qui y ont vécu depuis soixante, septante ans, que leurs parents y soient arrivés comme réfugiés ou pas?
L’intolérance ethnique, héréditairement entretenue par les uns et les autres, est la première cause des atrocités que l’on déplore dans les provinces du Nord et du Sud-Kivu depuis des décennies – tout le monde le sait, mais il y a de la gêne à l’avouer et à en parler -, lesquelles ont pris de l’ampleur depuis l’arrivée des millions de Hutus rwandais au Congo en 1994 et la guerre de l’Afdl (préparée par le pouvoir rwandais et cautionnée par quelques Congolais de « souche ») menée par une armée dont le gros du contingent des troupes et du commandement fut composé des Tutsis. Guerre qui aura été la fatale erreur de la part de ces derniers, du moins de ceux qui se disent Congolais, qui, aujourd’hui, fait douter de leur loyauté vis-à-vis de la République, de la nation congolaise.
Les prétendus rebelles ougandais de l’Adf-Nalu (dont les visages de leaders ne sont pas connus et dont on ne voit jamais les revendications ni les justifications de leurs fréquentes et meurtrières activités) traversent-ils vraiment, chaque jour, des centaines de kilomètres de forêts et de savanes juste pour venir tuer des Congolais à Beni, et jamais leurs compatriotes en Ouganda ? Ne seraient-ils pas tout simplement des Congolais, voisins de quartier et de village de leurs victimes sur lesquels ils déversent leur implacable haine destructrice ?
Le pillage des ressources naturelles dans divers territoires de la région – perpétré par des entreprises privées et des malhonnêtes étrangers en collaboration et le soutien des Congolais (civils et militaires), qui y trouvent leur compte – n’est qu’un épiphénomène, une des conséquences des interminables guerres que se livrent des ethnies bantoues et nilotiques, d’une part, et quelques ethnies bantoues entre elles, de l’autre. Chacune ayant constitué son groupe armé et estimant avoir des justes raisons de faire la guerre, de « défendre ses terres ancestrales » que des « gens venus d’ailleurs » auraient occupées et d’avoir le droit sinon l’exclusivité du leadership politique local.
Quelles que soient les multiples et bonnes raisons avancées par tous pour « s’égorger » réciproquement et indéfiniment, le rejet des « autres » – la haine ethnique – n’en demeure pas moins la matrice psychologique de l’atavique comportement belliqueux des uns et des autres. Justifiées ou non, est-il que les éternelles guerres dans les provinces de l’Est bloquent le développement du Congo parce qu’elles grèvent considérablement les budgets de l’Etat depuis plus de vingt ans, tantôt pour l’achat des armes et de divers autres équipements pour les Fardc qui combattent cycliquement à l’Est contre des ennemis jamais clairement identifiés (on dénombre plus d’une cinquantaine de groupes armés, des hors-la loi), incessantes épopées militaires sans victoire définitive à ce jour – et à l’occasion desquelles quelques galonnés font leur beurre, des grosses fortunes –; tantôt pour venir en aide aux populations martyrisées, en perpétuelle errance sur les routes et dont on incendie, sur ordre et à répétition, les villages. Des véreux individus y trouvent leur compte, l’action humanitaire enrichissant également son monde. Y a-t-il dès lors intérêt, pour certaines personnes à Kinshasa comme dans la région, que ces guerres et leurs atrocités s’arrêtent ? Elles ne prendront jamais fin, nous devons le dire, tant que la haine ethnique sera cultivée. Et elle l’est malheureusement par tous, par le petit peuple comme par l’élite locale (coutumière, politique, militaire, religieuse et économique). Au-delà des émotions, de nos patriotiques élans compassionnels avec les populations de Beni et d’ailleurs, et de la macabre et interminable comptabilité des victimes, il s’impose de réfléchir – avec lucidité, responsabilité, sérénité, courage et amour – à la fin de tous ces barbares affrontements. Y parviendrons-nous par les armes, par une (nécessaire et vengeresse ?) victoire militaire d’un camp sur un autre, d’un groupe sur un autre, avec l’évidence de voir se prolonger la spirale de désarroi et de haine ? Y arriverons-nous par le pardon des assassins aux victimes – démarche pas aisée dès lors que chacun de différents groupes estime, lui, être le persécuté, la victime -, préalable à tout processus de réconciliation?
Le haineux qui arrive au paroxysme de son implacable sentiment devient aveugle et sourd : il n’entend ni ne voit la détresse humaine. Il a besoin de sang, comme la sangsue et le moustique, pour vivre. Il s’égaye de voir de nombreuses têtes coupées, des ventres ouverts, des vagins violentés. Le spectacle de sang qui gicle, des gens aux corps entaillés par de tranchantes machettes, agonisant, qui passent de vie à trépas, lui procure une indescriptible jouissance et décuplée quand le spectacle est filmé – par lui – et diffusé à travers les réseaux sociaux. Le haineux furieux n’accepte pas la diversité, la différence. Il se donne la « solution finale » comme objectif. C’est son plus grand rêve : la disparition de tout ce qui ne lui ressemble pas physiquement, coutumièrement, philosophiquement, religieusement. Sa tranquillité psychologique en dépend. Il est impossible de raisonner le haineux parce qu’il estime avoir raison, les causes de ses combats étant, pour lui, toujours justes. La guerre donne un sens à sa vie. Peut-on ainsi lui demander d’arrêter de faire la guerre, autrement dit, d’arrêter de vivre? Le Nord et le Sud-Kivu seraient-ils un espace d’inapaisables haineux ?
L’antidote, l’unique et efficace remède à la haine, cette dangereuse et mortelle « maladie », est l’éducation à la tolérance, à l’acceptation de l’autre – qu’on hait – dans son entière altérité, avec ses différences morphologiques et culturelles, et la positive et nécessaire disposition psychologique de vivre fraternellement avec lui comme voisin. Dame nature et l’Histoire condamnent les Bantous et les Nilotiques à vivre pour toujours dans des mêmes espaces géographiques, au Nord et au Sud Kivu. Le choix y est entre une pacifique cohabitation ou des guerres éternelles. On doit se le dire.
Wina LOKONDO
8/12/2019