Personnalité unique, artiste insaisissable, chanteur phénoménal à la voix nasale, danseur hors pair à la gestuelle maniérée, dont les pas, les déhanchés et les chorégraphies sont restées aussi célèbres que ses chansons, l’increvable Joseph-Roger Nyoka Mvula alias Jershy Jossart, aujourd’hui Jossart Nyoka Longo maîtrise l’art de coller à l’air du temps depuis « Amour hebdo », sa toute première chanson, qui prendra plus tard le titre « Oyebaka ».
Avant que sa maman Élisabeth Saka Mayamba et son père Daniel M’Vula Malembe. ne décident que la famille s’installe dans la Commune artistique de Ndjili, à l’est de Kinshasa, Joseph-Roger Nyoka Mvula et sa grande sœur Albertine Longo habitaient la Commune- mère de Kinshasa, où il avait comme condisciples, à l’école Saint-André, notamment Gilbert Lenny Ilondo aujourd’hui grand financier de la République, Dieudonné Igende Lowayi aujourd’hui Général, mais aussi Dominique Kabengele, Robert Zikianda, Pierre Kiala, Isse Bokatola… Et un certain Jean-Baptiste Kabasele Yampanya, le futur Pépé Kallé, l’éléphant de la rumba congolaise.
En 1973, à l’âge de 22 ans, sa grande sœur Albertine Longo meurt. L’inconsolable Joseph- Roger Nyoka Mvula pleure son irremplaçable unique sœur. Son chagrin est à ce point dévastateur qu’il décide de faire chorus à jamais avec sa défunte sœur bien aimée, en prenant son nom : Longo. Ainsi Joseph-Roger Nyoka Mvula devint désormais NYOKA LONGO. En 1976, il dédie à sa défunte et inoubliable sœur la chanson « Nalali pongi » (meilleure chanson nationale de l’année 1976).
L’histoire de Jossart Nyoka Longo, c’est l’histoire de Zaïko. L’histoire de Zaïko, c’est l’histoire de Nyoka Longo… C’est à l’âge de 16 ans qu’il rejoint le groupe fœtus de Zaïko Langa Langa, l’orchestre « Bel Guide National, après avoir aiguisé ses premières armes vocales au sein de la « Chorale de l’Eglise Saint-André », toujours dans la Commune de Kinshasa, avec comme compagnons du chant, entre autres Paul Nzita, François Lomami…
Tout commence en ce jour d’octobre 1969, sous un doux soleil propice à la flânerie kinoise… Baudouin et Chrysostome Mitshio se rendent au numéro 10 de la rue Popokabaka, dans la Commune de Dendale, aujourd’hui Commune de Kasa Vubu, pour rendre visite à leur tante, la maman de Gégé Mangaya. Ils demandent à leur copain Jules Presley Shungu Wembadio de les accompagner.
Rien ne pouvait permettre d’imaginer jusqu’où cette virée allait entrainer le jeune Jules Presley Shungu Wembadio. Après avoir traversé l’avenue Prince Baudouin, aujourd’hui avenue Kasa-Vubu, une des premières routes goudronnées de la Ville de Kinshasa, asphaltée au début des années 1940, le trio en balade Jules Shungu Wembadio, Baudouin et Chrysostome Mitshio se retrouvent à la résidence de la famille Mangaya. Surprise : un orchestre en herbe, le « Bel Guide National » dont le fondateur s’appelait Pierre Zinga Perzy, y affûtait ses premières armes musicales ! Jules Presley Shungu Wembadio se sent traverser par le désir de proposer sa voix à ce groupe musical.
Il en fait part à son ami Baudouin Mitshio… « Si tu veux, Jules, j’en parle à Henri Mongombe » ? En guise de présentation, Baudouin Mitshio se perd en conjectures dithyrambiques : « Vous savez, dit-il à Henri Mongombe, Jules est une voix à la Tino Rossi… Je l’appelle le « Rossignol » … Il imite Lokombe à la perfection… Il peut vous être utile en tant que chanteur ».
« Ce Jules Presley peut-il vraiment reproduire la voix du Seigneur Lokombe ?», se demande Henri Mongombe, en jetant un regard inquiet sur DV Moanda. Celui-ci se retourne vers Jules Presley et lui dit : « Pouvez-vous nous faire la démonstration de votre virtuosité vocale par une chanson qui nécessite d’aller dans les aigus ? » Sourire en coin, Jules Presley fait un mouvement d’épaules comme pour poser une posture de quelqu’un « qui en a dans les tripes » !
Il entonne la toute première de ses compositions : « Désespoir Jules ». Il la vocalise, en a cappella, avec une telle aisance que les deux « censeurs » se perdent en encensements !
Henri Mongombe se retourne vers DV Moanda et lui murmure à l’oreille : « ce garçon possède un timbre de voix d’une souplesse plus que charmeuse… Il a escaladé les aigus comme seul Rochereau sait le faire… J’aime cette voix caressante qui papillonne entre les genres avec agilité et charisme… Ce garçon nous sera certainement d’un atout de taille ». Cette séance improvisée de recrutement s’achève par cette promesse d’Henri Mongombe faite à Jules Presley : « on te cherchera ».
Le lendemain, Jershy Jossart Nyoka et son ami Eugène Mangaya dit « Gégé Mangaya », le frère d’Henri Mongombe, sont en route pour le concert de « Thu Zaïna » au bar-dancing « Para Fifi », l’actuel « Kimpwanza » … Gégé Mangaya prévient Jershy Jossart qu’un certain Jules Presley au talent vocal exceptionnel a des chances d’intégrer « Bel Guide National ».
Comme l’ouragan agite souvent la mer, après le passage de Jules Presley Shungu Wembadio, un terrible remue- ménage s’empare du staff dirigeant de l’orchestre « Bel Guide National ». D’aucuns sont convaincus que cet orchestre porte la poisse. Des séances de répétitions s’enchaînent sans que la moindre ombre de perspective de monter sur scène ne se profile à l’horizon ! Les instruments de musique promis par Marcellin Delo ne viennent toujours pas ! Un débat s’enflamme : « ne faut-il pas en finir avec l’orchestre de Pierre Zinga Perzy et en créer un autre, qui soit notre groupe à nous, murmurent-ils tous mezza voce… Une réunion est convoquée à cet effet. Y assistent : Marcellin Delo, André Bita, Henri Mongombe, Gégé Mangaya, Teddy Sukami – qui siège comme secrétaire de « Bel Guide National -, et enfin, DV Moanda, qui n’est là que comme ami d’Henri Mongombe, travaillant au secretariat de la compagnie automobile allemande « Magirus Deutz » à Kingabwa.
Une décision lourde de sens est prise : l‘orchestre « Bel Guide National » doit être dissout. Et de ses cendres, un nouvel orchestre doit naître dans les meilleurs délais ! Certes la décision est prise mais personne n’a le courage de la rendre publique ! Vital Moanda-di Veta dit DV Moanda se propose d’être le rapporteur de circonstance. Il prend son courage à deux mains et annonce : « Bel Guide National » n’existe plus à partir d’aujourd’hui, et voici les noms des seuls musiciens retenus pour le futur orchestre que nous allons créer : Pépé Felly Manuaku, Jersy Jossart Nyoka, Teddy Sukami et bien entendu Gégé Mangaya qui sera notre directeur artistique… »
Le tout premier comité est mis en place : Mongombe Wa Mangaya Henri, co-fondateur et Président ; Delo-Ngambo Marcellin, co-fondateur ; Bita Akele André, Co-fondateur ; Daniel Vital Moanda Di Veta, co-fondateur et commissaire chargé de la propagande ; Olemi Auguy Eddy, Vice-Président et Commissaire aux comptes ; Chrysostome Mitshio, secrétaire- Général ; Baudouin Mitshio, Trésorier ; Gérard Kingi, Conseiller ; Paul Eskyns Ngoma Dinzey, Commissaire aux fêtes ; et Gégé Mangaya, Directeur artistique. Au crépuscule du lendemain de cette réunion, Henri Mongombe et DV Moanda se rendent au n°9 de la rue Kanda Kanda, où réside Jules Presley. Celui-ci reconnait promptement DV Moanda et se dit : « je l’ai vu hier ce type à Popokabaka… Il était notre » Dirigeant » dans le mouvement « Xavéri ».
Les deux anciens du « mouvement Xavéri » se retrouvent au n°9 de la rue Kanda Kanda à Matonge, dans la Commune de Kalamu, qui deviendra plusieurs années après « le Village Molokaï ». « Jeune homme, dit DV Moanda à Jules Presley, nous sommes en train de mettre la dernière touche au projet d’un nouvel orchestre, veux-tu bien être un des nôtres ? Ce dernier répond avec empressement « oui, oui, je suis d’accord » !
Le 26 décembre 1969, la toute première séance de répétition est convoquée, au n°7 de la rue Luozi, une autre parcelle de la famille Mangaya. Il n’y a que deux chanteurs : Jules Presley Shungu et Jershy Jossart Nyoka. Manuaku Félix Pépé Felly tient la guitare solo. Teddy Sukami est guitariste accompagnateur. Le troisième guitariste est Enoch Zamuangana. Il habite la rue voisine de Masimanimba. DV Moanda ose une chanson, la toute première. Le titre : « Mobali ya mabe ». Jules Presley en avait aussi une en esprit. Il se lance et propose «Titi Nathalie». Jershy Jossart, lui, avait déjà mûri un « tube de choc» :
«Amour hebdo», qui prendra plus tard le titre « Oyebaka ». A l’issue de cette première séance de répétition, le groupe se sent pousser des ailes. Unanimement, ils décident de donner au groupe un nom plus vivace. Chacun phosphore dans son coin ! Les idées fusent… André Bita ouvre les chakras et propose « Africana ».
Le débat s’enflamme… DV Moanda et Henri Mongombe, en chœur, suggèrent « Makinaloka ». Marcellin Delo Ngambo fait grise mine et en dernier, il propose « Zaïco ». Et s’en explique : « il nous faut produire, dit-il, une musique qui s’inspire du patrimoine musical ancestral, Ya Bankoko, précise-t-il, tout en demeurant ouverte aux sons et instruments d’ailleurs. De mon point de vue, poursuit-il, les esclavagistes européens du 15ème siècle incarnent cet ailleurs ! Le tout premier mot qu’ils avaient prononcé, en arrivant à l’embouchure du fleuve Congo, en 1492, c’était Zaïre, étant émerveillés par le bruit puissant et rugissant de la violente embrassade entre l’immense Océan Atlantique et le majestueux fleuve Congo… En mettant donc ensemble, enchaîne-t-il, ce qui symbolise cet ailleurs, c’est-à-dire Zaïre, et ce qui nous identifie aujourd’hui, autrement dit, notre pays le Congo : nous avons «Zaïre-Congo» ou «Zaï-Co» !
Il n’est pas vain de rappeler que nous sommes en 1969, et le Congo ne devient le Zaïre que deux ans plus tard : le 21 octobre 1971. Toutefois, l’érudite évocation de Marcellin Delo n’était nullement fortuite ! Résidant en Belgique, il avait connaissance de cette histoire et de ce vocable puisque depuis 1966, le guitariste Ngalula Pierre Sinatra dirigeait un ensemble musical qui s’appelait d’abord « kebo », puis devint Zaïco (Zaïre-Congo) en 1968.
Quoi qu’il en soit, les désormais anciens de « Bel guide National » sont conquis… Ils valident unanimement le vocable «Zaïco», sauf DV Moanda qui suggère que le «C» soit remplacé par le «K», pour faire «Zaïko» ! Les amis n’y voient aucun inconvénient. Le néologisme « Zaïko » est validé : le nouvel orchestre est enfin né.
Lors de la troisième séance de répétition, et pendant la pause, Jules Presley Shungu, jugeant le terme « Zaïko » pas assez entrainant, propose l’épithète « Langa Langa » pour faire « Zaïko Langa Langa ». « Pourquoi pas », réagit DV Moanda. Et Marcellin Delo Ngambo, tout en approuvant spontanément l’idée, se lance dans une explication : « Bien que Jules Presley soutienne que Langa Langa soit une plante aquatique porte-bonheur qui pousse dans son village natal, précise-t-il, une rivière qui traverse la ville de Lisala, dans la province de l’Equateur, dont sont originaires mes parents, s’appelle aussi Langa Langa » ! Ainsi est créé l’orchestre « Zaïko Langa Langa ». Les trois musiciens phares sont tous jeunes : Jules Presley Shungu Wembadio, le futur Papa Wemba, né le 14 juin 1949, a 20 ans ; Jossart Jershy Nyoka Mvula, né le 7 septembre 1953, a 16 ans et le plus jeune, Pépé Felly Manuaku, né le 19 août 1954, n’a que 15 ans.
Naissance d’un groupe mythique
L’orchestre Zaïko Langa Langa ainsi constitué étoffe son ossature au fil d’une série de concerts-tests. Mavuela dit Siméon rejoint le Groupe comme troisième chanteur. Début mars 1970, deux semaines avant la sortie officielle de Zaïko, André Bimi Ombale intègre le groupe. Il est d’abord à la batterie. Jershy Jossart Nyoka est son supplétif, à savoir : batteur de remplacement. Bien plus tard, André Bimi Ombale devient chanteur, comme Jershy Jossart Nyoka le devint tout aussi pleinement. Le tout premier concert-test se tient en janvier 1970 au « Di Théo bar » à Dendale, actuelle Commune de Kasa-Vubu, en premier partie du concert de l’orchestre « Thu Zaïna ». Lors du second concert-test, en février de la même année 1970, au « Jardin de la Funa », dans la Commune de Limete, toujours en lever de rideau du spectacle de l’orchestre « Thu Zaïna », Antoine Evoloko est dans le public. Emerveillé par l’esthétique sonore de la voix de Jules Presley, Evoloko se met à caresser le désir d’être, un jour, son coéquipier dans la symphonie vocale de ce nouvel orchestre.
Le lendemain, deux jeunes chanteurs talentueux quittent l’orchestre « Les Maps », créé par l’artiste chanteur Toussaint Bobabo, pour rejoindre la « team » de chanteurs de Zaïko
Langa-Langa. Il s’agit de Jean-Pierre Efongé Isek’Ofeta dit Gina wa Gina et Antoine Evoloko Bitumba Bolay Ngoy dit Anto Nickel. Kinshasa découvre, à deux reprises, un surprenant jeune orchestre, chaque fois en avant-première du mythique orchestre d’alors : « Thu Zaïna».
Le « jour J », jour de la sortie officielle, approche. Olemi Eshar, directeur administratif du nouvel orchestre, prie son cousin Tabu Ley Rochereau d’accepter d’être le parrain de Zaïko Langa Langa… Nous sommes en 1970. Tabu Ley Rochereau a juste 30 ans. Mais déjà, il est aux portes de l’olympe ! Dans la nuit du 12 au 13 décembre 1970, Tabu ley Rochereau est programmé pour se produire à l’Olympia de Bruno Coquatrix, le plus ancien music-hall de Paris. Il sera le premier artiste africain à se produire dans cette mythique salle du boulevard des Capucines dans le 9ème arrondissement de la capitale de France.
L’événément est un enjeu national, et même africain ! Le Président de la République Mobutu met le « Domaine présidentiel de la N’Sele » à la disposition de Tabu Ley et de son orchestre « African Fiesta National », pour des séances de répétition, loin des tumultes et brouhaha de Kinshasa. Pour mieux préparer le spectacle, Tabu Ley Rochereau et ses musiciens passeront huit mois dans les très bonnes grâces du Président Mobutu.
Bruno Coquatrix en personne fait le voyage de Kinshasa pour voir – de visu – en avant- première ce tout premier africain qui se produira dans sa préstigieuse salle. Le bar « Suzanella », la « Maison blanche de Kinshasa », situé sur l’avenue de l’Université dans le quartier Mombele, est l’endroit choisi pour le spectacle-test devant le patron de l’Olympia de Paris. Il en a tellement pris plein les yeux qu’il décida promptement, aussitôt après cette époustouflante prestation et en direct sur la télévision nationale congolaise, de confirmer le spectacle de Tabu Ley et de son orchestre à l’Olympia de Paris.
Malgré cette féerique et accaparante actualité, Tabu Ley garde la tête sur les épaules. Il n’oublie pas la promesse faite à son cousin Olemi Eshar, d’être le « Parrain » du jeune orchestre « Zaïko Langa Langa. Il met sa résidence de Kingabwa et ses instruments de musique à la disposition des jeunes musiciens de Zaïko Langa Langa pour des répétitions dans un cadre confortable. Mieux, dans le cadre de la préparation de la sortie officielle, Tabu Ley Rochereau en personne participe aux arrangements rythmiques et au perfectionnement de la symphonie vocale des quatre premières chansons de Zaïko Langa Langa, à savoir : « Mosinzo » de Teddy Sukami, « Pauline » de Jules Presley Shungu, « La tout neige » de Jossart Jersy Nyoka et « Francine Keller » d’Anto Nickel Evoloko.
Le 24 mars 1970, c’est le jour de la sortie officielle au bar HAWAÏ, sur l’avenue Bongolo, quartier Yolo-Nord, dans la Commune de Kalamu. Le « Parrain » Tabu Ley n’est pas là, mais se fait représenter par sa secretaire Marie-Thérèse Ndebo. C’est elle qui ouvre le bal en faisant sauter le bouchon de champagne au nom du « Parrain » Tabu Ley.
L’histoire de la rumba doit rendre justice à Nyoka Longo
Un peu d’histoire… La deuxième guerre mondiale éclate en 1940. À la mi-août 1942, le président américain Roosevelt annonce son plan d’utiliser l’aérodrome de Pointe Noire, au Congo-Brazzaville, pour ravitailler les troupes américaines déployées au Moyen-Orient, en transitant par Stanleyville et le Caire. Jusqu’à la fin du mois d’août, les Américains d’obtiennent toujours pas l’accord des autorités françaises. Le « Plan B » est décliqué : les États-Unis font le choix de Léopoldville.
Le 21 septembre 1942, il y a 1 500 soldats américains à Léopoldville, parmi eux : le 38ème bataillon du génie qui avait construit des aérodromes au Sénégal, au Nigeria et au Maroc. Aussitôt arrivés à Léopoldville, ils modernisent l’aérodrome de Ndolo, en asphaltent la piste de décollage et d’atterrissage qui, depuis son aménagement en 1924, était encore en terre compactée.
Ces militaires américains qui s’installent à l’aérodrome de Ndolo, au cœur de la cité noire de Kinshasa, sont accompagnés d’un orchestre militaire essentiellement composé des musiciens afro-américains. Ces soldats-musiciens noirs venus de Louisiane vont faire découvrir au public congolais une musique née au « Square Congo » de la Nouvelle Orléans, promise à un grand succès : le jazz. Et à l’époque, le symbole du jazz et l’icône de la musique afro-américaine d’alors s’appellent Louis Armstrong. Ses portraits, ramenés par les soldats- musiciens afro-américains, circulent à Kinshasa. Louis Armstrong est le tout premier musicien afro-américain connu à Kinshasa.
Quelques anciens élèves de la « Colonie scolaire de Boma », de retour à Kinshasa, tombent en admiration totale pour ces musiciens noirs et leur dédient ensuite tout leur temps. Ces Congolais groupies des soldats-musiciens noirs, créent assez rapidement un orchestre instrumental et vocal, qu’ils dénomment tout simplement : « Orchestre Américain ». Le groupe a trois trompettistes. Outre Jean Lopongo, Henri Mataso, il y a : François Poto Galo. Ce dernier, une des premières stars de musique de Kinshasa, fréquente celui qui deviendra en 1964 premier archevêque de Kinshasa : le cardinal Malula.
En 1951, il est nommé vicaire de la paroisse Christ-Roi de Dendale. C’est là que son neveu Kabasele Tshamala Joseph dit Kallé Jeff, chantre à la chorale au collège St Joseph jusqu’en 1948, rencontre François Poto Galo. Le célèbre trompettiste lui parle de son art, de son orchestre et de son idole : Louis Armstrong. Le jeune Kallé Jeff a 20 ans. Il est séduit et prie l’ami de l’oncle Malula de l’enrôler dans son orchestre. François Poto Galo, persuadé que son très spirituel ami, le vicaire Malula, s’en offusquerait, fait le choix de présenter le neveu Kallé Jeff à son autre collègue Georges Dula dit Geodu, qui venait de créer l’OTC (Orchestre de Tendance Congolaise).
Heureux concours de circonstances : les deux frères belges Gabriel et Moussa Benatar, patrons du grand magasin « Solbena » et propriétaire du studio de musique « Opika » depuis 1950, étaient à la recherchée d’une voix à la livraison chantée audible et intelligible pour enregistrer une chanson publicitaire de « Solbena ». Bien avant, une tentative infructueuse avec été faite avec Wendo Kolosoy, dont la scansion du terme « Solbena » résonnait plutôt « solobena ». Les frères Benatar chargent Henri Bowane, le guitariste et arrangeur de la chanson mythique de Wendo Kolosoy « Marie Louise », en 1948. Henri Bowane contacte Georges Dula qui lui présente le jeune Kallé Jeff.
Sa voix de stentor impressionne les frères Benatar qui, au-delà de l’enregistrement de la chanson « Para-fifi », propose au jeune Kallé Jeff de monter son propre orchestre. En 1953, lorsque Kabasele Kallé Jeff2 crée le premier orchestre moderne de la République Démocratique du Congo, son modèle de musicien, c’est Louis Armstrong.
Ainsi, tout naturellement, Kallé Jeff décide que son groupe soit un orchestre du « Jazz africain ». Mais fasciné par le phénomène américain Louis Armstrong, il choisit l’évocation anglaise « African Jazz ». Franco Luambo va lui emboiter le pas, le 6 juin 1956, en créant O.K. Jazz avec Vicky Longomba, sous le patronage de Monsieur Omer Nkashama, propriétaire de « O.K. Bar », lieu mythique de la naissance de ce grand orchestre.
Le 28 octobre 1960, Louis Armstrong (Satchmo) et son groupe All Stars arrivent à Kinshasa, Léopoldville à l’époque, trois mois seulement après l’accession du pays à l’indépendance. Le Grand Kallé retrouve son idole et lui dédie la chanson « Satchmo Okuka Lokolé ». Il y dit, en substance : « Armstrong, le Congo ton autre pays t’accueille… Nous t’aimons tellement que nous te baptisons au nom de Okuka Lokole ».
Telle ainsi est née la rumba congolaise, ou plutôt : cette musique, inscrite depuis le 14 décembre 2021 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, nous est revenue grâce à la deuxième guerre mondiale, après moult pérégrinations outre-Atlantique, sous les lugubres oripeaux de la traite négrière.
Contrairement à la rumba de Kallé Jeff, née dans les méandres du Jazz et de la deuxième guerre mondiale, Jossart Nyoka Longo a ramené la rumba à ses origines musico- cosmogonique.
Je m’explique… Le rythme au tempo lent des stances paroliques lors des entames mélodiques rappellent les psalmodies enchanteresses des premiers êtres humains crées par Nzambi-A-Mpungu : Maloango et Ndumba-Madiku, implorant pieusement le « pardon » de leur créateur, dans l’espérance qu’ils retrouvent leur état androgynique originel, « Mahungu ». Cette séquence était appelée « Nkumba », d’après la cosmogénèse Kongo. : Au constat que cette douce et langoureuse imploration se montre inféconde, le « Kulomba » prend le relais. C’est le rythme à la cravache, sous des riffs et refrains arracheurs, s’harmonisant avec une guitare basse tranchante, une guitare rythmique accrocheuse, une guitare-solo souvent ordonnatrice de tempos rythmiques saccadés, une batterie explosive et des Tam tam groovant, le tout enrobé de mots d’ordres des pas de danse ordonnancés par les Atalaku. Ces rondos sur des rythmes rageurs et hachés, d’allure
« Konono », appelés « sébène endiablé », c’est l’œuvre de Nyoka Longo. Ces rythmes et danses, qui s’enclenchent par quelques touches de tendresse, à la « Nkumba », pour intimer – dans le refrain apothéotique – l’ordre de la vivacité endiablée à la « Kulomba » symbolisaient, d’après la cosmogonie Kongo, l’entrée en transes en vue de se connecter avec Nzambi-A-Mpungu, en se mettant en symbiose avec les bruits mixés de tonnerres, de foudres, d’éclairs, de vagues, d’orages… perçus comme des manifestations diverses de Dieu ici-bas.
Ainsi Nyoka Longo incarne le retour de la rumba à ses origines cosmogoniques Kongo. L’artiste aura donc été explorateur à son propre insu. Chapeau bas ! Tel est mon petit témoignage.
Kinshasa, le 21 mai 2024
Didier MUMENGI, Ecrivain