Chaque fois qu’on parle des problèmes du Congo, les mêmes questions reviennent systématiquement : pourquoi ce pays, « scandale géologique » – doté par Dieu d’énormes et diverses richesses du sol et du sous-sol et, cerises sur le gâteau, d’une terre fertile, d’une pluviosité abondante et régulière, de climats chauds et froids propices à toutes sortes d’activités agricoles –, tourne-t-il en rond depuis soixante ans ? Pourquoi cet « enfant » divinement gâté peine-t-il, années suivant années, à se doter des budgets à la hauteur de ses potentialités et à se hisser au rang qui doit être le sien à l’échiquier africain et mondial ? Pourquoi ses dirigeants, des régimes successifs, commettent-ils continuellement les mêmes erreurs ?
Constatons : il y a vingt ans passés, Gaston Mutamba Lukusa écrivait dans son livre « Congo-Zaïre. La faillite d’un pays : déséquilibres macro-économiques et ajustement », Editions Cédaf/L’Harmattan, 1999 : « Pour sortir le pays de la crise, des réformes économiques et politiques furent tentés à plusieurs reprises mais n’ont pas eu tout le succès qu’on pouvait en escompter. Différentes mesures ont été prises par divers gouvernements qui se sont succédé depuis les années 1960 pour restaurer les équilibres macro-économiques, instaurer une gestion orthodoxe des finances publiques, contrôler les centres d’ordonnancement des opérations du Trésor, rétablir le budget comme instrument privilégié de gestion des finances publiques, endiguer la fraude douanière et fiscale, réformer la justice, maîtriser les effectifs de la Fonction publique et de l’Armée, restaurer les entreprises publiques, éradiquer la criminalisation de l’économie, réactiver l’intermédiation financière, réhabiliter les secteurs sociaux, régler le problème de la nationalité, organiser les élections à tous les niveaux : présidentielles, législatives, municipales. La cause fondamentale des échecs à mettre définitivement le pays sur la voie de l’ajustement est à rechercher dans la résistance de tous ceux à qui profitait finalement le système mis en place par le régime du président Mobutu. Il s’agit principalement des officiers généraux de l’Armée, de la classe politique et de quelques commerçants véreux. »
Deux décennies après la publication de ce texte, le Congo connaît les mêmes problèmes et se voit confronté au même banditisme économique et politique. Les dirigeants actuels ne font pas exception et reproduisent, par un curieux atavisme, les mêmes tares gestionnaires. Les faits révélés au procès de Vital Kamerhe – spectacle affligeant offert aux Congolais et à l’opinion internationale – l’ont bien prouvé.
Le non-respect des principes, établis en règles écrites ou acceptés comme conventions sociales non écrites, est la première cause de l’éternelle résurgence des mêmes fautes, des mêmes comportements négatifs de la part de la femme et de l’homme congolais à qui l’occasion est donnée d’assumer une charge publique. Le Congo est tristement aujourd’hui une société d’anti-valeurs où tous les principes (juridiques, politiques, économiques, moraux, …) sont souvent bafoués, sans sanction judiciaire ou morale. Et c’est parce que la société est profondément viciée et que l’impunité y est institutionnalisée que certaines personnes ont pris le « scandale Mimi » au Congo Central pour une banale et amusante saynète et ne sont dès lors pas offusquées que les acteurs de cet immoral spectacle – et bien qu’il ait fortement choqué l’opinion – continuent à diriger la province ; que des repris de justice, des criminels politiques et économiques, dont les noms sont tâchés d’indignités à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, soient renommés pour exercer des fonctions publiques ; qu’une personne déjà condamnée en première instance à vingt ans de prison – pâtissant déjà ainsi, malgré son pourvoi devant la Cour d’appel, d’une présomption de culpabilité – pour des faits et des comportements délictueux graves et quasi établis, ait droit à des marches (autorisées) de…soutien et à des visites médiatisées en son lieu de détention de la part de certaines hautes personnalités du pays ! Quel message envoie ces dernières à la jeunesse du pays qui voit des faits et des comportements infâmes être banalisés et leurs auteurs pas mis à l’index, mais qui, par contre, trouvent compassion et bienveillance auprès d’elles ?
La Constitution est le socle des valeurs et des principes communs acceptés par un peuple à un moment donné. Les violer perturbe le fonctionnement d’un pays, de ses institutions. Le non-respect, par les dirigeants, des principes de nos successives Constitutions – que d’aucuns prennent pour des chiffons de papier – freine l’essor du pays depuis soixante ans. Le 6 septembre 1960, juste deux mois après l’accession du Congo à l’indépendance, le premier ministre Patrice Lumumba ouvrait le bal de violations des lois du pays en prenant la grave et folle décision de révoquer le président de la République – pouvoir qu’il n’avait pas et qu’aucun régime politique ne donne à un premier ministre -, réagissant impulsivement sur la décision prise par le chef de l’Etat, le soir de la veille, qui mettait fin à ses fonctions de chef de gouvernement, prérogative qu’il tenait, lui, de l’article 22 – limpidement stipulé en onze mots, pas plus : « Le président de la République nomme et révoque le premier ministre » – de la Loi fondamentale.
Le grand coup de canif dans le dos de celle-ci fut donné le 14 septembre par le colonel Mobutu qui, s’étant estimé en devoir de sauver la nation « en péril », neutralisa le président de la République et le premier ministre « en querelle » et installa « son » gouvernement, le « Collège des Commissaires généraux » composé en majorité de jeunes frais émoulus d’universités. Le militaire, devenu général, récidivera en 1965 en donnant un mortel coup de massue à la Constitution de Luluabourg adopté par référendum juste une année auparavant. Cette « table des lois », produit d’un consensus national péniblement obtenu après des années de sécessions et des guerres civiles, n’eut, comme la rose du poète, qu’une existence éphémère. Le régime du général Mobutu, qui finira maréchal, issu de ce coup d’Etat, se caractérisera par des dysfonctionnements qu’il résuma d’ailleurs lui-même, à la fin des années septante, dans un mémorable discours d’autocritique, en « dix fléaux » qui rongeaient la société zaïroise, mais lesquels ne furent en fait qu’une succession d’entorses à divers principes de bon fonctionnement du pays de la part de l’élite de l’époque. Son tombeur, Laurent-Désiré Kabila, ne fut pas, et c’est le moins qu’on puisse dire, un modèle de dirigeant respectueux des textes. Le pays n’a d’ailleurs pas eu de Constitution tout au long de sa présidence. Joseph Kabila prenait, lui, un malin plaisir non seulement à violer les lois, mais aussi à les modifier – à l’improviste et à la hussarde quand il le voulait – au gré de ses intérêts et de ses objectifs politiques. Les conséquences des prises de libertés avec les principes dans tous les domaines, de la part du père et du fils, ont été néfastes pour le pays : le Congo n’a jamais été autant pillé (par les nationaux et les étrangers), appauvri, endeuillé, désuni, désarticulé, affaibli et humilié depuis son indépendance que pendant leurs mandats. Ils auront négativement excellé en tout au point de faire apparaître aujourd’hui le maréchal Mobutu – l’histoire donnant, par comparaison des faits et des acteurs, ses tardifs verdicts – pour un enfant de chœur, un ange. La révolution « afdlienne » aura finalement accouché d’une grosse souris.
Aussitôt arrivé à la tête du pays, Félix Tshisekedi – qui fait, pourtant, en (bon ?) héritier de son père, de « l’Etat de droit » son credo politique – a carrément fait la nique à la Constitution. Voilà le président de la République, premier garant du respect de celle-ci, se départir de son statut constitutionnel pour se substituer au gouvernement, par son directeur de Cabinet interposé, comme gestionnaire direct du pays. Ailleurs, il aurait aussitôt subi un impeachment. Pendant des mois, les lettres-oukazes du « dircab », dont les premiers mots étaient systématiquement les mêmes (« Sur ordre du président de la République… »), tinrent lieu de loi fondamentale et faisaient frémir de peur tous leurs destinataires qui exécutaient, sans protester, les directives qui les contenaient. Elles interdirent toutes initiatives au gouvernement, ordonnèrent des sorties importantes de fonds, firent octroyer des marchés publics en dehors de toute orthodoxie en la matière, … Les alliés de la coalition n’ont étonnamment trouvé rien à redire ! Le pouvaient-ils quand ils n’ont pas agi différemment, quand ils ont commis les mêmes « forfaits » en d’autres temps et circonstances ?
Les récentes nominations – irrégulières, avouons-le – des hauts fonctionnaires de la magistrature et de l’armée par Félix Tshisekedi – qui empestent actuellement l’air politique du pays et qui font rompre la confiance au sein de la coalition gouvernementale – ont ôté tout crédit à la chanson tshisekedienne du « respect des textes », fondement d’un Etat de droit. Dans un régime parlementaire classique, la signature du chef de l’Etat – irresponsable vis-à-vis du parlement – est une « simple » formalité, la réalité du pouvoir revenant au gouvernement, donc au contresignataire de son ordonnance, en l’occurrence le premier ministre qui en répond devant la représentation nationale en cas de problème grave que pourrait engendrer l’acte du chef de l’Etat. Procéder à des nominations sans tenir compte des prescrits de la Constitution et sans, non plus, une nécessaire concertation avec les alliés, majoritaires du reste au parlement, est une forfaiture punissable et, aussi, un dol politique, une incorrection vis-à-vis des partenaires au gouvernement.
Est-ce tout ceci le changement de la pratique politique promis aux Congolais ? A-t-il fallu trente-huit ans d’opposition pour finalement agir comme ceux que l’on a critiqués et combattus avec une particulière férocité ? Quel gâchis de temps, d’énergies et de vies humaines ! Après deux ans d’exercice du pouvoir, Félix Tshisekedi ne se démarque pas de ses prédécesseurs. Il leur prend par contre tous leurs travers : affairisme, enrichissement, culte de la personnalité, illégalités, favoritisme (avec des nominations « sentimentales », ethniques) au détriment des mérites et du principe de « proportionnalité régionale » (ou « représentativité nationale » dont parle la Constitution) dans le recrutement pour l’accès aux fonctions publiques – un des moyens-ciments de l’unité nationale -, etc. La déception se lit sur les visages des Congolais – et en particulier de ceux de ses partisans (la base « udpsienne ») qui n’arrêtent de l’exprimer à haute voix et non sans violence. N’est-ce pas qu’on accède au pouvoir pour faire la différence, pour apporter du nouveau, pour faire mieux ? Pourra-t-on se particulariser positivement, marquer l’Histoire, en ne respectant pas les principes qui régissent le fonctionnement de tout Etat qui se veut démocratique, en bafouant les lois de son pays que l’on prétend vouloir en faire un véritable Etat de droit et dont on souhaite par ailleurs voir l’économie devenir prospère ?
Wina LOKONDO
Kinshasa, 10/8/2020