Brin d’histoire
Joseph-Désiré Mobutu et Léon lobitsh (Kengo) à Mbandaka
Pour mieux comprendre l’histoire d’aujourd’hui, il faut retourner à Mbandaka des années 1940, qu’on appelait Coquilhatville. Au groupe scolaire de la ville, tenu par la congrégation des Frères des écoles chrétiennes, deux jeunes hommes ont sympathisé malgré leur écart d’âge. L’un s’appelle Joseph-Désiré Mobutu. De la tribu Ngbandi, il est né le 14 octobre 1930 à Lisala. L’autre, c’est Léon Lobitsh, qui deviendra Léon Kengo, du nom de son grand-père maternel, Edouard Kengo. Ngbandi aussi par sa mère, Léon Kengo est né le 22 mai 1935 à Libenge, dans l’actuelle province du Sud-Ubangi. Joseph-Désiré Mobutu, qui est un élève bouillant à l’école et sportif (gardien de but), joue un peu au protecteur de son petit Léon. Ils vont ensemble à la messe de 6h00 tous les matins. Après la messe, ils mangent des petits plats, dans un restaurant de quartier (gargote ou « malewa », dans le jargon kinois), chez Maman Amina. Leurs chemins se séparent en 1949 lorsque Joseph-Désiré Mobutu est enrôlé de force dans l’armée coloniale.
Ignace Moleka présente Franco Luambo au colonel Mobutu
Devenu président de la République en 1965, JDM (C’était la signature de Joseph-Désiré Mobutu) nomme le 14 août 1968, son jeune protégé Léon Lobitsh, qui a obtenu un doctorat en Droit à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), procureur général de la République.
Mais lorsqu’il était encore colonel de l’armée, au début des années 1960, un jour JDM rend visite à l’une de ses connaissances dans la commune de Dendale (actuelle commune de Kasa-Vubu), gérant du bar « Petit bois », propriété de sa mère. A l’emplacement actuel de l’église « la Louange ». L’ami de JDM s’appelle Ignace Moleka Liboke, le père de Timothée Moleka Nzulama, ancien gouverneur de Kinshasa, Albert Moleka, ancien directeur de cabinet d’Etienne Tshisekedi, Wivine Moleka, membre du gouvernement actuel, Daïda Moleka). Des années plus tard Ignace Moleka deviendra un homme d’affaires très prospère ; il a été, notamment, propriétaire et constructeur de la cité Mont-Fleury à Kinshasa. Sur demande du colonel J.D. Mobutu, Ignace Moleka va lui présenter l’une des grandes vedettes de la musique congolaise qui jouait ce jour-là dans le bar « Petit bois ». C’est le célèbre Franco Luambo dit «De Mi Amor » de l’orchestre Ok Jazz. JDM était un grand fan. C’est ce jour-là que Mobutu et Luambo font connaissance et sympathisent. Franco Luambo est un artiste-musicien (auteur-compositeur, chanteur, guitariste de talent) fondateur en 1956 de l’orchestre Ok Jazz qui deviendra une véritable école de la rumba congolaise. Il est né le 6 juillet 1938 à Sona-Bata dans l’actuelle province du Kongo central.
Le général Tukuzu se plaint de Franco Luambo
En 1978, le procureur général de la République, Kengo wa Dondo, reçoit la visite impromptue du général Tukuzu, chef de la sécurité militaire de la ville de Kinshasa. Cet officier supérieur est dans tous ses états. En colère, il interpelle le PGR : « Qui est Luambo Makiadi dans ce pays ? Il se permet de faire n’importe quoi en toute impunité, il n’est jamais inquiété ! ». Le PGR Kengo invite le général à se calmer et à lui expliquer le problème. Tukuzu lui explique alors que depuis plusieurs jours, Luambo chante des chansons obscènes et des insanités en public dans son bar le » 1,2,3 » situé dans la commune de Kasa-Vubu. Le PGR Kengo lui demande s’il a des éléments sonores (des enregistrements) de ces chansons. Le général lui répond que non, mais que tout Kinshasa est au courant. Kengo remercie le général en lui promettant de mener des investigations.
Le PGR Kengo fait arrêter et condamner Franco Luambo
Le soir même, le PGR Kengo envoie deux inspecteurs judiciaires au concert de l’Ok Jazz où ils se fondent dans le public des mélomanes de Luambo. Ne se doutant de rien, Franco « De Mi Amor » se lance dans la prestation de ses deux chansons licencieuses (Hélène et Jacquie) devant un public étonnamment enthousiaste. Les deux inspecteurs judiciaires ont tout le temps nécessaire d’enregistrer toutes les insanités à caractère pornographiques proférées par les musiciens de l’Ok Jazz.
Le lendemain matin, les inspecteurs font rapport au PGR et lui font écouter les enregistrements en question. Choqué par ces paroles obscènes, Kengo signe sur le champ un mandat d’arrêt pour outrage aux bonnes mœurs contre Luambo Makiadi et certains de ses musiciens, parmi lesquels Josky Kiambukuta et Lutumba Simaro. Jugés sous la procédure de flagrance, Luambo et ses comparses sont condamnés à une année de prison ferme et transférés illico presto à la prison de Makala. Les deux chansons sont interdites d’exécution et de diffusion publiques.
Le Président Mobutu en colère et face à un dilemme
Dès son retour de voyage, le président Mobutu, très en colère contre le PGR, l’interpelle : « Citoyen PGR, comment avez-vous osé cela ? Comment avez-vous eu le culot d’arrêter et de faire condamner Franco sans même m’en parler ? ». Kengo explique alors au Président la flagrance du délit, certains spectateurs sortaient du concert, médusés, les plaintes des voisins, etc. Il se devait de tout faire pour arrêter ses obscénités et ce scandale public. « J’ai donc agi en conséquence, Citoyen Président », conclut-il.
A ce moment, le président se trouve devant un dilemme. D’une part, s’il fait libérer Luambo, il portera atteinte au principe d’indépendance du Pouvoir judiciaire et il apparaitra, devant l’opinion, comme celui qui encourage l’immoralité publique. D’autre part, s’il laisse Luambo croupir en prison, il va mécontenter ses nombreux fans qui sont autant de soutien à son régime. Il décide alors, malgré lui, de regarder ailleurs. Ainsi Luambo restera à Makala.
Le PGR Kengo manœuvre pour faire libérer Franco Luambo
Kengo wa Dondo, grand politicien, va trouver, deux mois plus tard, l’occasion de sortir le président Mobutu de l’embarras à propos de l’affaire Luambo. Marie-Antoinette Gbiatibwa, l’épouse du président Mobutu, plus connue sous le nom de Mama Sese, était décédée le 22 octobre 1977 en Suisse. Une année plus tard, le président Mobutu décide de transférer la dépouille mortuaire de sa défunte épouse à Gbado-Lité. Et le jour de ce transfèrement (le 16 octobre 1978) est déclaré « fête nationale ». Le PGR Kengo en profite pour proposer au président de la République la signature d’une ordonnance portant mesure de grâce en faveur d’un certain nombre de prisonniers condamnés à une peine maximale d’un an de prison. Dans la liste des bénéficiaires de cette mesure, le PGR glisse, intelligemment, les noms de Franco Luambo et de ses musiciens. Voilà comment, le 30 décembre 1978, Luambo Makiadi et ses compagnons quittent la prison de Makala.
Très fâché contre Kengo wa Dondo, Luambo Makiadi va malgré tout se tenir tranquille tout en ruminant sa vengeance. Attendant le bon moment.
La chute de Kengo wa Dondo
Un soir du mois de janvier 1980, Kengo wa Dondo rend visite, comme d’habitude, au président Mobutu chez lui au Mont-Ngaliema. Ils sont assis autour d’un feu de bois entrain de griller et de manger des brochettes. En compagnie de Mama Kosia, la sœur jumelle de Maman Bobi Ladawa, la nouvelle compagne du président (ils vont officiellement se marier le 1er mai 1980, à la veille de l’arrivée du Pape Jean-Paul II à Kinshasa) et de Litho Moboti, le cousin du président Mobutu. Kengo est informé que Litho Moboti est le chef de fil de la croisade qui est lancée contre lui auprès du président de la république.
Et là, au détour d’une conversation, le chef de l’Etat informe Kengo qu’il a décidé de mettre un terme à ses fonctions de Procureur Général de la République. Kengo, surpris mais maître de ses émotions, lui répond simplement : « C’est vous qui avez donné, c’est vous qui reprenez. Nous n’avons ni acrimonie ni alacrité ».
Les effets de la chute de Kengo wa Dondo
Bien qu’il ait été prévenu de la décision, Kengo wa Dondo subira quand même de plein fouet trois chocs violents lorsque l’ordonnance présidentielle de sa « révocation » est publiée le 18 janvier 1980.
Premièrement, la publicité qui est donnée à l’ordonnance. Cette décision présidentielle est lue en boucle à la télévision et à la radio nationales, publiée et commentée dans tous les journaux. Deuxièmement, c’est l’arrêt brutal des appels téléphoniques. Le premier jour, il avait cru que son téléphone était tombé en panne. Après, il s’est rendu compte que les gens lui avaient simplement tourné le dos après sa chute. Troisièmement, enfin, c’est ce « voyou » de Franco Luambo Makiadi qui, opportuniste, sort une chanson intitulé « Tailleur », dans laquelle il se réjouit de sa déchéance. La chanson a eu tellement de succès, qu’elle est considérée encore aujourd’hui comme « l’hymne national » de tous les aigris et autres rancuniers.
Léon Kengo, l’animal politique
Mais Léon Kengo wa Dondo, le fils du docteur Michel Lobitsh et de Marie-Claire Mukanda, petit-fils du Sergent Edouard Kengo, héros de la Force Publique durant la première guerre mondiale, abandonné de tous, n’a pas dit son dernier mot. Il reviendra sur le devant de la scène politique après sa traversée du désert. En effet, grâce à ses trois atouts majeurs (son intelligence pratique, sa rigueur dans le travail, sa connaissance pointue de la personnalité du président Mobutu qu’il côtoie depuis leur adolescence à Mbandaka), il va rebondir, dans un premier temps, comme ambassadeur plénipotentiaire à Bruxelles ; ensuite, il occupera à trois reprises le poste de premier ministre (record jamais battu jusqu’à ce jour dans l’histoire de la RDC, si pas d’Afrique). Franco Luambo Makiadi et ses semblables n’ont qu’à bien se tenir !
A suivre !
Thomas LUHAKA LOSENDJOLA