par Jimmy Bourquin FRANCE INTER publié le 13 mai 2020 à 14h17
Troisième plus grande pandémie grippale du XXe siècle, elle frappe la France à l’hiver 1969-1970 et aurait fait plus de 30 000 morts. Comment les Français ont-ils vécu cette crise ? En quoi traduit-elle une société qui manque encore cruellement de moyens pour se sensibiliser face à la crise sanitaire ?
Dix ans après la grippe asiatique, une autre « pandémie » frappe le monde entier et est la conséquence d’un virus une nouvelle fois sous-évalué par les autorités. C’est le virus H3N2, appelé « grippe de Hong Kong », et vis-à-vis duquel la population se retrouve totalement dépourvue d’immunité tant il est inconnu. Il ne fait l’objet d’aucune mention du terme « pandémie » dans les articles épars qui couvrent le sujet à l’époque.
La France vit à l’heure des premières grandes transformations sociales et culturelles suggérées par la révolution de Mai-1968. Il est encore difficile de disposer des moyens suffisant pour caractériser, à l’époque, « une crise sanitaire ».
La grippe de Hong Kong ne semble pas passer inaperçue dans la presse. Au contraire, si elle ne fait aucun gros titre, la presse illustre parfaitement bien « la désorganisation générale » qu’engendre l’épidémie.
Propagation et symptômes de la pandémie
Le virus apparaît en Chine à l’été 1968, il se diffuse à Hong Kong, fait rapidement le tour de l’Asie du Sud-Est, gagne Taiwan, Singapour et le Vietnam, atteint ensuite l’Inde, l’Australie, l’Iran avant de gagner les États-Unis où il voyage notamment avec les militaires revenant du Vietnam. Il poursuit son tour du monde en Europe qu’il traverse d’Est en Ouest, touchant la Grande-Bretagne et gagnant la France par l’Espagne où la grippe commence par frapper le Sud-Ouest au cours de l’hiver 1969. La grippe de Hong Kong boucle son tour du Monde en un an et demi, aidée par l’accroissement des moyens de transport alors plus accessibles.
Dans Le Monde du 3 décembre 1969, on peut lire que « l’affection qu’elle provoque se traduit par une forte poussée de fièvre, une inflammation des zones rhino-pharyngées avec des écoulements abondants, des troubles respiratoires souvent accompagnés de toux et de maux de tête ».
Toute pandémie peut générer des complications inattendues, mais en 1969-1970, cette grippe de Hong Kong ne semble pas avoir éveillé tant d’inquiétude. France Soir signale, le 14 décembre, que « pour une minorité de cas, l’affaire a pris une tournure plus inquiétante, avec des cas mortels chez des grippés souffrant de troubles vasculaires. Les médecins ont constaté d’assez nombreux cas de congestion pulmonaire, d’otite, de conjonctivite, résultant d’une surinfection ».
Une « crise sanitaire » qui ne dit pas son nom
C’est la précipitation de la population française à se rendre chez le médecin et à la pharmacie pour trouver les moyens de guérir et de se prémunir contre le fléau qui révèle bientôt les contradictions des moyens du monde médical :
Quand France Soir révèle une France frappée par le virus
À mesure que les jours passent, le quotidien communique un certain nombre de chiffres qui rendent compte des ravages que « l’épidémie » provoque en France. Voilà ce qu’on peut lire, le 10 décembre 1969 : « À la SNCF, 15% des employés parisiens sont touchés. Les écoles parisiennes touchées une à une. À Toulouse, 25 % de la population est grippée, à Lyon c’est un quart de la population lyonnaise qui est touchée ».
D’autres articles font état de l’ampleur de la grippe qui provoque, partout en France, des absences et des fermetures d’usines et d’écoles où ce sont, en région parisienne, jusqu’à 20 % des professeurs et des élèves qui sont malades. À la RATP, le bas de la courbe a été atteint le 20 décembre où 5000 employés sur 30 000 étaient alités. L’ancienne administration des Postes, des Télégrammes et des Téléphones est particulièrement touchée elle aussi ; la sécurité sociale se retrouve débordée par une pointe inattendue des indemnisations en janvier 1970.
Au point que des premières estimations sont données grâce à l’IFOP et relayées, le 23 janvier 1970, par France Soir :
36 % des Français adultes auraient été atteints.
Il en ressort que 12 millions de Français auraient été atteints par le virus.
Quand le 14 mars 1970, l’Institut National des Études Démographiques (INED), lui, dénombre 40 % de décès de plus que la moyenne en décembre dus à la grippe de Hong Kong. Ce qui équivaut à 20 000 décès supplémentaires en moyenne !
Bien sûr, l’appréciation des statisticiens de l’époque doit être accueillie avec prudence car il faut attendre les recherches menées par les épidémiologistes Antoine Flahault et Alain-Jacques Valleron, au début des années 2000, via l’INSERM, pour disposer d’un bilan fiable de cette grippe. Ils précisent que ce seraient 31 226 morts au total, en France et en deux mois.
« Course au vaccin » et saturation des professionnels de santé
Le 11 décembre 1969, dans Le Monde, le docteur Escoffier-Lambiotte rapporte que « l’Institut Pasteur voit sa production de vaccins doubler et ne peut plus satisfaire aux demandes ». Les pharmacies sont dévalisées par les Français dont une bonne partie a clairement conscience des ravages du fléau sans même avoir été sensibilisée par un quelconque système de prévention organisé.
Le 5 décembre, France soir rapporte que c’est une véritable « course au vaccin » qui a lieu ! En rapportant le témoignage d’un pharmacien : « Les gens se sont précipités dans les pharmacies pour acheter des vaccins anti-grippe, les stocks ont été dévalisés. J’ai vendu 20 vaccins par heure, les besoins ont dépassé la possibilité de fabrication des vaccins ».
On peut vacciner des milliers de personnes, pas plusieurs millions.
C’est le même phénomène chez les médecins qui constatent une réelle épidémie : « Ils vaccinent sans arrêt, visitent jour et nuit les grippés » et « c’est un agenda noirci de rendez-vous qui les attend à chaque fin de journée pour le lendemain » relève France soir respectivement les 10 et 12 décembre 1969.
Ce phénomène d’angoisse vient directement mettre en cause les capacités de production du vaccin et témoignent du manque de moyens de l’époque en termes de santé publique. Ce qui traduit une éthique sanitaire et médicinale moindre qui ne pouvait en aucun répondre à cette crise.
Vers un premier système de prévention très fragile
Il faut bien avouer que ce n’est que le début de la pratique de la vaccination contre la grippe en France. Personne n’aurait pu prévoir qu’il aurait fallu préparer des millions de doses de vaccin en plus et, surtout, que le vaccin serait inefficace :
Une vaccination laborieuse
Le 30 décembre 1969, France Soir rapporte le témoignage d’un médecin, tombé malade, qui cible l’inaction du vaccin : « La vaccination est nettement mise en cause par les uns, méprisée par les autres, car il ne fallait pas appartenir aux 30 % chez lesquels elle échoue ».
Il serait faux de penser que les autorités sanitaires n’ont pas tenté de mettre en place un système de prévention susceptible de combattre l’épidémie car les sources attestent que l’institut Pasteur était conscient, dès la fin de l’année 1968 de l’arrivée potentielle de la grippe de Hong Kong en France. D’ailleurs, le 11 décembre 1968, Le Monde rapporte que « L’Institut Pasteur de Paris a été, dès septembre 1968, en possession de la souche de virus grippal de Hong Kong, qu’il a pris des mesures pour assurer la fabrication des vaccins à partir de cette souche afin de l’incorporer au vaccin antigrippal déjà existant ».
En revanche, ce qui peut être mis en cause, c’est bien l’efficacité et la composition du vaccin, en même temps que la sous-estimation de son évolution un an plus tard en France. C’est ce que nous révèle le témoignage du professeur Geneviève Cateigne, de l’Institut Pasteur, le 28 décembre 1968 :
Il est fort probable que la souche virale A2 à laquelle fait allusion le professeur, et qui est utilisée pour la confection du vaccin contre la grippe de Hong Kong, soit en vérité celle de la grippe asiatique de 1957-1958 et non celle de Hong Kong. Les deux souches étant considérées comme sœurs à l’époque alors qu’il n’en est absolument rien. Il s’agit de deux virus grippaux totalement étrangers l’un de l’autre. Cela est confirmé par Patrice Bourdelais dans un article de Libération :
En ne prenant pas en compte la modification du virus, l’efficacité du vaccin en a été largement réduite.
Une erreur de jugement est commise aussi lorsqu’elle prétend qu’une certaine immunité aura lieu grâce au passif de la grippe asiatique. Comme le rapporte très justement un autre médecin dans France Soir le 3 janvier 1970 :
Le pire c’est qu’une grippe à virus A2 ne vous immunise pas contre un virus d’une autre famille
En vérité, il existe de nombreux sous-types de virus grippeaux, les souches varient énormément d’une année à l’autre. Quand bien même la souche du virus de Hong Kong aurait bien été prise en compte, il se peut que la recherche ait manqué, au passage, la survenue d’une souche inattendue qui n’aurait pas été intégrée au vaccin. Le pourcentage de personnes chez lesquelles le vaccin aurait été probablement inefficace pourrait donc s’élever bien au-dessus des 30 % suggérés au départ et pourrait ainsi venir expliquer le terrible bilan que nous connaissons.
La santé n’a pas encore les moyens de douter d’elle-même
La mentalité était à ceci près équivalente à celle des Français face à la grippe asiatique à la fin des années 1950 où le manque de moyen impliquait une certaine fatalité. On rapprochait tout naturellement, comme s’ils étaient similaires, les effets d’une simple grippe saisonnière et d’une « grippe épidémique ».
C’est pourquoi on peut lire dans Le Monde du 11 novembre 1968 que « cette grippe paraît bénigne, il ne semble pas qu’elle doive prendre un caractère de quelconque gravité ». Et le 10 décembre 1969, l’Organisation Mondiale de la Santé, de préciser que : « pour le moment, la maladie a partout un caractère relativement bénin ».
C’est seulement quand la grippe traduit ses effets catastrophiques sur la population, que le milieu médical prend conscience de ses propres contradictions et handicaps à pouvoir mettre en place un système de prévention efficace pour juguler l’épidémie, sans pour autant s’alarmer. Le 11 décembre, dans Le Monde, le docteur Escoffier-Lambiotte estime, après coup, que c’est en octobre et non en décembre qu’il eût fallu envisager cet effort préventif ».
La seule déclaration politique existante pendant cette « pandémie grippale », c’est l’interview que le ministre de la santé publique et de la sécurité sociale, Robert Boulin, donne dans France Soir. Le journal consacre un dossier complet, le 7 janvier 1970, qui fait le tour du problème de la grippe en France et des solutions à apporter. Il ne peut pas être plus explicite et révélateur de ce qui est alors en train de se passer en France :
Il est impossible de mettre en place à temps un système de prévention pour tous les Français.
« Une épidémie de grippe, poursuit-il, comme celle que nous connaissons est très difficile à prévoir et à prévenir ». À l’absence de moyens médicaux suffisants s’ajoutent aussi, dans les mots du ministre, l’absence d’une prise de conscience de la situation chaotique dans laquelle se trouve la France. Notamment quand il souligne « que la panique n’est en aucun cas justifiée ».
C’est grâce à la prise de conscience de l’insuffisance des moyens pour endiguer cette « pandémie », que la recherche médicale française aboutit à une meilleure compréhension des mécanismes de variation des maladies infectieuses, en même temps qu’un renforcement des systèmes de surveillance et la stimulation de la production plus importante de vaccins, accompagnée d’une plus grande efficacité sanitaire à compter des années 1970.