La peur éprouvée par les populations lors de la grippe espagnole était-elle la même que celle que l’on vit aujourd’hui (si le coronavirus continue à se répandre) ?
Lorsque la grippe espagnole arrive en Belgique en 1918, le pays est occupé par les Allemands depuis quatre ans. Une première vague fait son irruption au début de l’été 1918, suivie d’une seconde en octobre-novembre 1918, qui accompagne la libération et l’Armistice. Une troisième vague touche encore le pays au début de 1919, mais elle est plus faible.
La peur éprouvée est très relative, parce qu’on est dans un contexte de guerre et que la population a bien d’autres peurs : les combats s’ils se rapprochent, les bombardements, les occupants allemands et la faim, la disette étant bien pire pendant la Première guerre mondiale que pendant la Seconde en Belgique occupée.
La première vague ne fait pas particulièrement peur, parce qu’elle est assez peu létale, même si le taux de morbidité est important. Elle suscite même des plaisanteries.
La seconde vague, qui arrive après que le virus a muté, est par contre nettement plus meurtrière et provoque bien plus d’inquiétude, d’autant qu’elle frappe encore davantage les jeunes adultes (c’est une spécificité de la grippe espagnole). Cependant, elle survient en Belgique au moment où les Alliés déclenchent la dernière offensive pour libérer le territoire et où se négocie la fin de la guerre avec l’Armistice. Les motifs d’inquiétude comme de réjouissance sont nombreux, et la grippe n’est qu’une préoccupation parmi d’autres.
Aujourd’hui, en l’absence de menace existentielle directe pour la plus grande partie de la population belge (comme pour de larges zones de par le monde), le coronavirus prend naturellement la première place des inquiétudes. Il en va probablement très différemment dans les zones en guerre, comme la Syrie.
Les rumeurs, signes de la peur
Durant la Grande Guerre, la peur se manifeste notamment par le fait qu’il y a d’emblée une propension à désigner cette grippe comme une menace extérieure au pays concerné. En Belgique occupée, tout comme un peu partout en Europe, elle est très vite qualifiée d’« espagnole », tout simplement parce que c’est en Espagne (neutre et donc non soumise à la censure) que la presse en parle d’abord. Certains Belges (une minorité) rejettent la faute sur les Allemands détestés, accusés d’avoir propagé la maladie, voire d’en être à l’origine.
Un autre révélateur de la peur est le recours au charlatanisme et la circulation de rumeurs concernant des remèdes ‘miracles’ permettant de s’en protéger. Des parades douteuses sont aussi recommandés – y compris par les médecins – comme boire de l’alcool, voire même du champagne (très rare du fait de la guerre…) avec un jaune d’œuf !
Il est d’ailleurs saisissant de constater que cette idée du recours à l’alcool comme protection contre le mal ressurgit aujourd’hui en Iran, où sa consommation est pourtant interdite, ce qui a conduit à la consommation d’alcools frelatés qui ont fait pire que le mal qu’ils étaient censés combattre.
Ce qui frappe dans les témoignages issus de la Belgique de 1918 n’est pas tant la peur que la désolation qui frappe les proches de ceux qui meurent de la grippe. Des personnes souvent jeunes disparaissent soudainement, laissant des parents endeuillés, alors même que le pays fête sa libération et que chacun se réjouit d’avoir survécu à quatre ans d’épreuves.
Des pouvoirs publics muselés
En Belgique occupée, le problème est que les « pouvoirs publics » n’ont qu’une marge de manœuvre réduite, puisque la réalité du pouvoir est détenue par les autorités allemandes d’occupation. Les principales autorités belges sur place sont les pouvoirs communaux (le roi et le gouvernement sont en exil, et le Parlement est suspendu). La principale mesure lors de la première vague est, par endroit, la fermeture des écoles. Les Allemands de leur côté interdisent les processions mortuaires, une des rares formes de rassemblement tolérées en pays occupé.
La seconde vague, plus meurtrière, arrive dans un contexte de grande insécurité et de grande instabilité : les combats s’intensifient sur le territoire belge, l’armée allemande commence à se fragiliser et la fin de la guerre approche. Dans ce contexte, aucun pouvoir n’établit de « cordon sanitaire » autour des zones infectées en premier.
Par contre, des mesures d’isolement sont prises, des malades par rapport aux individus sains, et des malades entre eux selon le degré de gravité. Par endroit, les autorités communales ferment aussi temporairement toutes sortes de lieux de rassemblement, en plus des écoles : cafés, cinémas, théâtres, etc. Cela n’empêche pourtant pas les grands rassemblements lors de l’arrivée des alliés : la population se rassemble en masse pour les accueillir. Les autorités belges reprennent alors progressivement la main sur le pays, mais bien trop tard pour endiguer la seconde vague.
Sollicité de toutes parts, le corps médical a par contre payé un lourd tribut en tentant de venir en aide aux malades, qui ont fini par contaminer de nombreux médecins.
Photo : Otis Historical Archives National Museum of Health and Medicine
Sandy Tubeuf, professeure en Economie de la Santé à l’Institut de recherche santé et société (IRSS) et à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES)
Emmanuel Debruyne
Professeur d’histoire à la Faculté de philosophie, arts et lettres, chercheur au Laboratoire de recherches historiques (LaRHis) au sein de l’Institut IACCHOS.
La plupart des informations sont tirées d’un très bon mémoire de master en histoire : Benjamin Brulard, La grippe espagnole en Belgique occupée (1918-1919). Analyse épidémiologique et étude de l’imaginaire et de la perception de l’épidémie à travers les carnets de guerre, Louvain-la-Neuve, 2017-2018 (mémoire de master en Histoire, dir. Emmanuel Debruyne & Sophie Vanwambeke).