Enraciné dans la musique congolaise où il a pris une place considérable, le phénomène des dédicaces ne fait pas seulement débat sur la forme, à savoir la valeur artistico-culturelle de ces noms égrenés dans les chansons, mais aussi sur le fond : quels sont les impacts de cette pratique ? RFI Musique passe en revue les arguments de ses défenseurs et adversaires. Attention, sujet clivant !
“Les dédicaces ? C’est culturel. Depuis la nuit des temps”, lance JB Mpiana, star de la musique congolaise depuis trois décennies. “Archi faux !”, s’étrangle le chanteur Bumba Massa, 77 ans. “Ça a commencé avec Koffi [Olomidé]. C’est lui le géniteur de cette pratique”, précise-t-il. La ligne de fracture est aussi nette que les avis sont tranchés, mais la réalité ne laisse aucune ambiguïté : qu’il ne fasse pas l’unanimité n’a pas empêché le libanga (mabanga au pluriel) de devenir un élément omniprésent dans la production musicale locale à Kinshasa. Au point même d’être encadré par les pouvoirs publics, pour limiter théoriquement certaines dérives.
Concrètement, cela revient à citer des noms de personnes, emballés dans des formules superlatives, en apposition aux paroles d’une chanson. Par dizaines. La nature même de ce name dropping divise : “Ce sont des flatteries”, estime Bumba Massa. “C’est avant tout l’expression d’une reconnaissance”, insiste Bebert Etou, producteur et manager de JB Mpiana et Extra Musica Nouvel Horizon, qui tient à relativiser et déminer le terrain : “La plupart viennent du cœur de l’artiste. Il peut y avoir eu des dépannages, des services rendus. Et JB, en homme reconnaissant, donne les noms de ces êtres qui lui sont chers quand il est dans la cabine, les yeux fermés.”
Une dédicace à 500 euros ou … 2 000 dollars
Une autre hypothèse existe, moins romantique : “Des hommes d’affaires ou célébrités payent pour qu’on cite leur nom, soit pour amplifier leur business, soit pour mieux se faire connaitre”, admet-il. Dans ce cas-là, “plus le montant est important, plus ta dédicace est bien placée”. Tarifs ? “Chez Extra Musica, tu peux avoir une dédicace pour 500 euros. Chez JB, ça commence à 2 000 dollars.” Sans plafond. Mais dans la transparence pour que les sommes soient “fidèlement distribuée entre les ayants droit”. Seule réserve que se fixe le producteur : “Je ne peux pas m’engager à prendre de l’argent d’une personne qui ne s’entend pas avec un membre du groupe, pour des raisons de solidarité.”
Présentée par ses partisans comme une tradition actualisée, et donc légitimée à ce titre, cette origine du libanga (“pierre”, en lingala, qui serait lancée pour attirer l’attention) est fortement contestée. “Chez nous, les griots chantaient effectivement les rois. Leur vie inspirait la chanson, mais on ne citait pas leur nom dans chaque phrase. Ça n’a rien à voir”, distingue le quasi-quadragénaire Francesco Nchikala, chanteur et guitariste installé à Lubumbashi.
“À cause des dédicaces, les artistes ont arrêté de se battre pour leurs droits, pour un écosystème musical qui leur serait favorable”, souligne aussi Francesco, qui regrette l’“égoïsme” de ses pairs : “Ils veulent s’enrichir ; ils ne pensent pas au collectif, à la politique culturelle.” Sans compter que ce service, dans sa version payante, est “sans garantie dans le temps pour l’artiste : on te paie tout de suite et tu dépenses l’argent, alors que tes droits d’auteur, tu vas continuer à les percevoir même si tu ne chantes plus”, pointe-t-il.
Cette vision court-termiste résulte, selon le producteur et manager de JB Mpiana, d’un changement de paradigme qui a affecté l’industrie musicale. Si tout a débuté quand “la piraterie [des cassettes et CD, NDR] a envahi le terrain”, la dématérialisation aujourd’hui n’améliore pas la situation, car elle n’est pas adaptée aux habitudes locales en matière de moyens de paiement. En cause ? Le très faible taux de bancarisation, et donc l’incapacité de “consommer” de la musique en ligne sur les plateformes légales. “En tant que producteur, on fait des investissements à hauts risques qui ne seront pas tout de suite gagnants”, poursuit Bébert Etou. Dans ce contexte budgétaire serré, avec un amortissement incertain, les dédicaces monnayées peuvent venir “en compensation” et “faire du bien aux artistes” mais il assure qu’elles n’entrent pas en ligne de compte dans le financement de la production.
La créativité mise à mal
Sur le plan artistique, le libanga fait figure d’obstacle à l’élargissement du cercle de diffusion de la rumba congolaise et ses dérivés, au-delà des frontières de sa zone d’influence, qu’elle soit géographique ou communautaire. Difficile, par exemple, de diffuser à la radio dans de nombreux pays ces chansons truffées de patronymes, ne serait-ce que pour une question de format – souvent les titres durent au minimum six minutes. En outre, la dimension divertissante sinon amusante que peuvent avoir les dédicaces, avec ces personnages parfois récurrents, affublées de qualificatifs inventifs, n’agit pas de la même manière selon que l’on y est exposé en permanence ou non.
“À l’international, il ne faut pas mettre de libanga”, affirme le vétéran Bumba Massa, qui a mené une grande partie de sa carrière hors de son pays natal. “Quand je fais un album, je ne le fais pas pour les Congolais, je le fais pour tout le monde”, poursuit-il, mettant en lumière une différence d’approche dont il a pris conscience grâce à sa collaboration avec le producteur burkinabé David Ouattara (Pépé Kallé, Aurlus Mabélé…). D’ailleurs, afin de séduire un nouveau public à l’époque de Tokoos aux sonorités plus urbaines, Fally Ipupa n’y a-t-il pas complètement renoncé ? Pour mieux y revenir sur le récent Formule 7 !
Autre conséquence mise en avant par certains : “Ça enlève de la diversité, ça affaiblit la créativité”, remarque Francesco Nchikala. D’où “une certaine monotonie” dans la production actuelle, selon lui. “À mon humble avis, ceux qui le pratiquent n’ont pas bien trouvé les moyens de le combiner à la poésie. On a l’impression que les textes sont obligés de s’incliner devant ce phénomène-là”, poursuit-il. Après avoir désossé certaines chansons de toutes les identités citées, il ne reste parfois pas grand-chose : une mélodie, qui a su résister aux assauts de ces noms en quête d’éternité, prête à exhaler toutes ses saveurs dès qu’elle en a la possibilité.
Mengi Masamba