La Chine est devenue le premier fournisseur étranger des horlogers suisses. Les fabriques chinoises revendiquent une qualité égale, voire supérieure, à la production suisse, à un coût bien moindre.
Nous sommes en 2017, depuis le début de l’année, le label «Swiss Made» a reçu de nouvelles règles. De Shenzhen à Berne, «Montres Passion» a enquêté sur les origines et le destin d’un label qui demeure controversé.
Bonnet sur la tête et blouse bleue serrée à la taille, les ouvrières ont la tête baissée sur leur table. Patiemment, en silence, elles préparent ce que leur chef appelle des «kits». De petites boîtes rectangulaires qui contiennent presque tous les éléments d’une montre sur le cadran de laquelle on peut lire Swiss made. Etonnamment, nous ne sommes ni au Locle ni à Genève, mais à Shenzhen, en Chine, à une petite heure en voiture de la frontière avec Hong Kong. Et tout est en règle.
Les kits s’apprêtent à être envoyés en Suisse où un simple opérateur n’aura plus qu’à finaliser l’assemblage en y ajoutant la pièce manquante, le mouvement. Cette dernière intervention permettra de respecter les règles du Swiss made. Jusqu’en fin d’année dernière, la norme exigeait qu’au moins 50% de la valeur des pièces du mouvement soit suisse. Et que le mouvement ainsi que la montre soient assemblés et contrôlés à l’intérieur de nos frontières.
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De nouvelles règles, plus complexes
La nouvelle réglementation, en vigueur depuis le 1er janvier, est plus complexe. Son exigence la plus marquante: ce fameux seuil a été relevé de 50% à 60% et concerne désormais toute la tête de la montre plutôt que le seul mouvement.
«Avec nos coûts qui restent bas, et celui élevé de la main-d’œuvre en Suisse, il n’y a pas de problème pour remplir les nouvelles exigences du Swiss made», assure Kenneth, directeur général de la fabrique. Kenneth, ce n’est en fait pas son vrai nom. L’anonymat est la condition qu’il a posée pour accepter de nous rencontrer. Impossible aussi de mentionner le nom des entreprises suisses pour lesquelles il travaille ou les marques des montres. Il craint de perdre ses clients.
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De l’extérieur, le bâtiment industriel paraît plutôt sale, semblable à mille autres de cette région économique spéciale, qui a donné à la Chine son surnom d’usine du monde. L’accès est bloqué par une grosse grille sur roues qu’un garde vient faire glisser pour nous ouvrir. Une grosse Mercedes noire parquée près de l’entrée indique que le patron est là. Mais pour pénétrer dans ces locaux sans fenêtres, il faut chausser des sandales en plastique puis passer une veste visiteur. Contre toute attente, l’intérieur n’a rien à envier aux manufactures suisses.
Au mur de la salle de réunion, Kenneth a accroché un diplôme de «meilleur fournisseur» d’une grande marque suisse. Dans les ateliers, les montres portent des noms très connus du grand public, pour la plupart d’entre eux liés à la mode. Des modèles pour l’essentiel à quartz. «Nous employons plus de 600 personnes, dont un quart occupé au seul contrôle de qualité, continue Kenneth. Vous pouvez facilement les repérer à leur blouse rose.»
Parfois, une qualité supérieure…
Les montres qu’il reçoit de Suisse ont été assemblées à partir de ses kits. Un contrôle qualité a bien lieu sur le sol helvétique, «mais nous en faisons un deuxième ici, dans ces mêmes ateliers, avant d’exporter ces pièces vers leur marché final». Pourquoi? «Il n’est pas rare que nous constations un défaut…», raille-t-il. Avant d’ajouter: «On peut dire que nous faisons du «Swiss made in Shenzhen». Je crois même pouvoir avancer que notre qualité est supérieure à celle que l’on trouve en Suisse. Nos équipements sont plus récents, nous n’avons pas le droit à l’erreur.»
Chaque jour ou presque, Kenneth fait l’aller-retour entre l’usine de Shenzhen et son lieu de résidence, à Hong Kong. Il souhaite garder un œil sur la production, et aussi suivre les projets en cours. Ses clients viennent du monde entier. La fabrique fournit aussi de simples pièces détachées, y compris «à des marques suisses et ce depuis plus de dix ans. Dans les montres Swiss made, du bas au milieu de gamme, la plupart des composants viennent de Chine», observe le directeur. Qui conclut: «Il n’y a que pour le haut de gamme ou le luxe que c’est différent.»
L’avis de Charles, à Hongkong
Ce n’est pas Charles qui va le contredire. Cet autre Hongkongais dirige aussi une usine près de Shenzhen, et compte également des manufactures suisses parmi ses clients. Son usine a tous les équipements pour fabriquer des boîtes de montres. Dans les premières salles par où il commence la visite, le bruit est assourdissant. Des étampes suisses, vieillissantes mais toujours opérationnelles, frappent des pièces en métal. Un peu plus loin, un centre d’usinage est équipé d’appareils à commande numérique récents de la marque helvétique Schaublin. «Nous avons les mêmes équipements et pouvons fabriquer des pièces aussi bien qu’en Suisse», sourit-il. L’usine emploie 900 ouvriers et peut produire entre 60 000 et 70 000 boîtes par mois. Les plus simples coûtent 20 francs, les plus sophistiquées 200 francs.
La Chine excellera-t-elle dans l’horlogerie?
La Chine capable d’excellence dans l’horlogerie? «Avec mes étudiants, nous avons visité des entreprises de l’autre côté de la frontière, répond Samuel Lloreda, un maître horloger genevois à la retraite, mais qui donne des cours à Hong Kong. Certaines étaient plus propres que celles de chez nous [en Suisse]. On y assemble des montres, y compris des mouvements. Le contrôle final est effectué en Suisse, mais les montres reviennent ici pour la vente.» Le professeur raconte aussi avoir visité une sorte de supermarché à Guangzhou (Canton) «où l’on trouvait de tout, y compris des mouvements de grandes manufactures suisses, probablement des faux, mais remarquablement copiés».
Dans l’industrie, produire en Chine est un sujet sur lequel on préfère rester discret. Pourtant, «le basculement s’est opéré à la fin des années 1990, début 2000 lorsque la consommation chinoise de montres suisses a décollé. Pour répondre à la demande, donc servir de gros volumes, produire en Chine s’est imposé», raconte Michael Young. Cet horloger est l’un des rares à aborder ouvertement le sujet. Hongkongais, il se passionne pour les garde-temps depuis que son père lui a offert une Rolex Daytona pour ses 15 ans. Aujourd’hui, une de ses sociétés répare des montres, dont des Rolex. Il gère aussi sa propre marque, Undone. Lancées grâce à des fonds levés en ligne, les montres sont conçues à Hong Kong dans ses bureaux exigus de Tsim Sha Tsui. La fabrication est sous-traitée à des manufactures de Shenzhen.
Michael Young à Hongkong, février 2017.
Clément Bürge
«Je suis allé trop de fois en Suisse, et pas seulement à la foire de Bâle, pour savoir que le niveau général des manufactures y est bien plus élevé qu’ici, reconnaît Michael Young. Cependant, en Chine, vous pouvez aussi trouver le meilleur, si vous savez chercher.» Il confirme que «quantité d’usines travaillent pour les marques suisses. Mais cela ne veut pas dire qu’elles feront du bon travail pour nous. Je dois m’assurer qu’elles respectent les mêmes standards de qualité.» Pour ce passionné de belles mécaniques, ce qui importe, ce n’est pas le lieu de fabrication, mais celui qui la gère. «Un Suisse paresseux ne sera pas meilleur qu’un Chinois motivé!», éclate-t-il de rire.
Michael Youg formule le problème
Pour Michael Young, il y a tout de même un problème: «Cinq cents heures de travail en Chine ne sont peut-être payées que l’équivalent de 20 heures fournies par les horlogers en Suisse. Cette différence de coût permet de facilement respecter le Swiss made même si la montre comporte beaucoup de composants importés de Chine, mais ce n’est pas équitable. Prenez l’industrie automobile: Mercedes combine des éléments produits en Allemagne, d’autres en Chine. Pour le client, ce qui compte, c’est que la voiture soit conçue par les Allemands, et non German made. C’est ce qui devrait se passer dans l’horlogerie suisse.»
Le durcissement du Swiss made, en vigueur depuis le 1er janvier, vise précisément à limiter les productions en Chine. Selon les dernières statistiques des douanes, la Suisse a importé pour 923 millions de francs de montres, boîtes, cadrans, bracelets et autres composants entre janvier et décembre 2016.
Un montant a priori ridicule en comparaison des 19,4 milliards exportés par les horlogers helvétiques pendant la même période. Toutefois, les importations horlogères en provenance de Chine ont plus que doublé au cours des dix dernières années, faisant de l’Empire du Milieu le premier fournisseur des manufactures suisses, loin devant les autres. En 2005, la France occupait encore ce rang; mais, depuis, ses exportations ont augmenté deux fois moins vite.
Les effets du renforcement du «Swiss made»
Grâce au renforcement du Swiss made, «en principe, ces importations devraient baisser, estime le président de la Fédération horlogère suisse, Jean-Daniel Pasche. Du moins, certaines opérations devraient être rapatriées en Suisse. Néanmoins, le phénomène va s’étaler dans le temps, vu qu’il existe une mesure transitoire de deux ans.» Il reconnaît cependant ne pouvoir être précis «car nous ignorons les structures de coûts effectives des montres suisses en fonction des fabricants. Ces informations sont confidentielles.»
Pour l’instant, Kenneth et Charles n’ont pas observé de chute marquée des commandes en provenance de Suisse. «L’année 2017 commence doucement, mais 2016 a été excellente, relativise Charles rencontré une nouvelle fois dans ses bureaux de Hong Kong. Il est bien possible que nous ayons reçu un surplus de commandes en fin d’année passée. Certaines marques ont pu vouloir mettre de côté des boîtes, puisqu’elles pourront les écouler jusqu’en 2018», comme les y autorise la loi.
Une situation «ironique»
En réalité, la situation est «assez ironique, poursuit le fabricant de boîtes. Le nouveau Swiss made risque d’écarter des composants faits en Chine, dont la qualité peut être supérieure à ce que la Suisse produit.» Il comprend bien que «le but est de protéger l’industrie suisse. Pourtant je ne suis pas convaincu. Les Japonais font d’excellents mouvements, mais les clients préfèrent acheter une montre suisse. Pourquoi dépenser 6000 dollars dans une Seiko? Pour le même prix, une Rolex dégage une image bien plus forte.»
Samuel Lloreda abonde en ce sens: «Je suis en faveur de l’ouverture. Quand nous sommes copiés, nous sommes aussi incités à nous améliorer encore. Le renforcement du Swiss made pourrait nous rendre moins innovants.» Pour le professeur, «les horlogers chinois sérieux n’ont pas atteint notre niveau de finition, mais ils méritent notre respect.»